7 novembre 1821.
Monsieur le comte et bien cher confrère,
Je serais trop honteux pour oser encore vous écrire, si ma conscience n’était apaisée par tous les embarras qui m’ont jusqu’ici empêché de répondre à votre tendre et aimable lettre. Il faut me plaindre pour toutes les douleurs que j’ai éprouvées et tous les ennuis qui m’ont assailli. Pourquoi faut-il qu’après les grandes souffrances de l’âme viennent encore une foule de petits chagrins insipides, de mesquines contrariétés qui ne permettent même pas de se reposer dans le désespoir ? J’ai eu bien des dégoûts de ce genre, mon cher et excellent ami (permettez-moi de réclamer ce titre que vous m’avez donné et qui m’est bien précieux) ; j’ai passé par tous les degrés de cette grande échelle du malheur, et cependant jamais, dans les peines les plus vives comme dans les soucis les plus monotones, je n’ai songé sans une véritable douceur aux consolations de votre amitié, que je mérite si peu et à laquelle je tiens pourtant comme si je la méritais. Les peines domestiques, les affaires de famille tourmentent et aigrissent depuis six mois une plaie qui saignera longtemps. Vous, mon bien-aimé confrère, qui n’avez pas connu ma noble et admirable mère, vous ignorez tout ce que j’ai perdu, mais vous ne pouvez rien imaginer qui ne soit au-dessous de la vérité.
Je pense que vous ne m’en avez pas voulu un seul instant de ce long silence. Vous êtes si bon, votre indulgence est si délicate et si généreuse que je ne me serais pas justifié, si cette justification n’eût été un épanchement.
Je profite d’une occasion que m’offre notre cher A. Soumet pour vous faire passer avec cette lettre les trois volumes du Conservateur littéraire ; c’est un de mes exemplaires dont je vous prie d’excuser l’extérieur inculte. Je suis bien confus de la négligence qui vous a fait attendre si longtemps ces malheureux volumes. J’aurais fait cesser ce retard plus tôt, si j’étais bon à quelque chose ; mais je ne suis bon à rien, si ce n’est à vous aimer.
Vous avez sans doute fait de bien jolis vers que je ne connais pas ; si vous étiez assez bon pour m’en envoyer, j’en serais reconnaissant comme d’une faveur et touché comme d’une preuve d’amitié.
Adieu, mon cher confrère, permettez-moi de me croire et de signer
Le plus dévoué de vos amis,Victor.
Mes respectueux hommages, s’il vous plaît, à Madame la comtesse.
Monsieur Alexandre Guiraud
Homme de lettres, à Limours [Aude].
Paris, 26 novembre [1821].
Vous avez dû penser, mon cher Guiraud, que j’étais bien paresseux ou bien occupé. Je suis affligé de ces deux misères à la fois, et j’espère qu’auprès de vous la dernière excusera la première. Je voudrais, certes, que tous mes jours fussent remplis d’occupations aussi agréables que celle de vous écrire ; mais le démon chargé d’éprouver la patience des hommes en a disposé autrement. Hormis quelques moments heureux, celles de mes heures qui ne sont pas marquées par des peines sont assaillies par toutes les insipidités de la vie matérielle. Vous, au moins, vous pouvez vous réfugier chez vos vieux romains, et oublier les petits chagrins présents dans de grandes infortunes passées. Vous ne perdez pas au change, et dans la compagnie de ce grand passé, vous pouvez attendre en paix votre bel avenir ; mais moi, mon ami, moi qui ai si peu à espérer et tant à regretter, je n’ai point de port où fuir. Les années s’écoulent toujours, il est vrai, c’est ce qui me console ; mais en attendant, si je descends ce grand précipice de la vie, c’est dans un tonneau hérissé de clous.
J’ai cependant eu tort, et je vous en demande pardon, de ne pas vous avoir répondu plus tôt, car ma lettre aurait pu vous être utile, à cause des renseignements que vous désiriez sur le séminaire. J’espère cependant qu’il n’y a pas de temps perdu, autrement, vous me le pardonneriez, vous, mais je ne me le pardonnerais pas. Je viens au fait. Il faut, m’a-t-on dit, que votre jeune lévite obtienne d’abord de son évêque la permission d’entrer dans un séminaire autre que celui de son diocèse ; si ensuite il s’engage à s’attacher au diocèse de Paris et que ce soit un sujet distingué, il pourra obtenir un quart de bourse, une demi-bourse ou même une bourse entière au séminaire de Saint-Sulpice. Je tiens ces détails de M. le duc de Rohan qui est venu dernièrement passer quelques jours à Paris. C’est un de mes amis intimes et le seul séminariste que je connaisse d’ailleurs. Je ne suis jamais plus heureux que lorsque je puis servir un de mes amis par le moyen d’un autre. N’en déplaise à Montaigne, je crois l’amitié aussi friande que la mélancolie.
Je désire vivement, mon cher Guiraud, que ces renseignements vous suffisent et vous satisfassent. Votre Virginie m’occupe beaucoup, et votre vilain décemvir ne la convoitait pas, certes, plus que moi. J’espère cependant que le vif intérêt que je lui porte ne la fera pas tuer par son père. Mes norvégiens dorment, attendu l’hiver, la session législative et mes affaires domestiques. Je serais bien curieux de lire cet ouvrage de prose dont vous me parlez, je ne doute pas qu’il ne soit empreint de tout votre talent. J’ai rempli toutes vos commissions auprès de nos amis qui m’ont chargé en retour de mille souvenirs pour vous. Nul doute que votre exil ne soit inspiré comme l’exil d’Apollon. Adieu, nous vous attendons bien impatiemment ainsi que vos Macchabées que tout le monde admire, même les sots. C’est un beau et vrai triomphe. Adieu, revenez ou répondez-moi vite, et écrivez long.
Votre ami,
V.-M. H.