À Monsieur Sainte-Beuve, poste restante, Reims.

2 novembre 1829, Paris.

Votre bonne et bien bonne lettre du 25 est venue, cher ami, nous faire un grand plaisir et une grande peine. Ni vous, ni Boulanger, n’avez donc reçu les lettres que ma femme vous avait adressées poste restante à Strasbourg ? Il y a une fatalité en tout ceci. À peine étiez-vous partis tous deux que cette maudite inflammation que vous me connaissez dans les intestins se met en marche, remonte dans la tête et se jette sur mes yeux. Me voilà alors aveugle ; enfermé des jours entiers dans mon cabinet, store baissé, volet fermé, porte close, ne pouvant travailler, ni lire, ni écrire, et ne vous ayant ni l’un ni l’autre, lumen ademptum. Là-dessus votre première lettre (de Dijon) nous arrive, puis celle de Boulanger, cinq minutes après. Vous jugez de la joie ! ma femme me les lit toutes deux, me les relit. Vous ne disiez ni l’un ni l’autre où l’on pouvait vous écrire. Nous attendons les secondes. Elles nous arrivent (de Besançon), j’étais encore aveugle. Vous nous indiquiez Strasbourg pour vous répondre. Ma femme s’en charge, presque joyeuse de mes mauvais yeux qui lui donnaient le droit de vous écrire. Les deux lettres de quatre pages, deux lettres faites à nous deux ma femme, à demi dictées par moi, à demi arrangées par elle, les deux lettres pleines de notre cœur et de notre tristesse, et vous rappelant à grands cris, partent. À Strasbourg, poste restante ; cela était bien lisiblement écrit sur l’adresse, et vous ne les recevez pas ! et cependant ni Latouche ni Janin ne sont courriers de la poste ! Qu’avez-vous dû penser, cher ami ? Après des lettres comme les vôtres, quel effet a dû vous faire ce silence ! Vous m’aurez excusé sur ma paresse, sur mes affaires, que sais-je ? — Est-ce que, pour vous écrire, il peut y avoir paresse ou affaires ? Cela a dû vous mécontenter fort, et, je me trompe peut-être, mais il me semble que votre troisième lettre (de Worms) bonne, excellente et parfaite qu’elle est, est cependant plus froide que les deux autres. Je ne saurais vous dire, cher ami, à quel point cette idée me tourmente et combien il me tarde que la feuille de papier que voici soit à Reims, et vous aussi. — Ainsi rien de notre pensée, rien de notre tristesse ne vous a accompagné, durant votre voyage ! Vous n’avez pas su à quel point tout ici a été rempli de votre absence, combien nous avons parlé de vous, pensé à vous, qu’il n’y a plus de bonne soirée rue Notre-Dame-des-Champs, depuis que vous n’y êtes plus, plus de canapé, plus de coin de feu, plus de causeries, que vous nous avez manqué pour tout. Vous n’avez rien su de tout cela, vous, mes deux amis les plus chers ? et si vous en avez deviné quelque chose, cette absurde lacune de Strasbourg est venue dérouter votre amitié et la faire douter de la mienne ! Cela n’est-il pas désolant ? Dépêchez-vous donc bien vite d’arriver à Reims et de lire ce que j’écris ici !

Au reste, vous m’avez encore porté bonheur. Votre troisième lettre m’a rendu mes yeux. C’est la première chose que j’ai lue depuis votre départ, et, avec la lettre pour Boulanger, ceci est la première chose que j’écris. Cette lettre vaudrait d’être moins insignifiante. Les vôtres font notre joie, et nous les relisons sans cesse. C’est un journal charmant de votre voyage, mêlé de bonnes et tendres pensées pour nous.

Hélas ! mon pauvre ami, hors vos lettres, il ne m’est guère venu de joie du dehors depuis trois semaines. Tout s’assombrit autour de nous. Nous voilà revenus comme à nos premiers jours de lutte et de combat. Ces misérables Janin et Latouche, postés dans tous les journaux, épanchent de là leur envie et leur rage et leur haine. Ils ont fait une défection fatale dans nos rangs au moment décisif. La vieille école, qui ne soufflait plus, a repris l’offensive. Un orage terrible s’amoncelle sur moi, et la haine de tout ce bas journalisme est telle, qu’on ne me tient plus compte de rien. Othello a réussi cependant, non avec fureur, mais autant qu’il le pouvait, et grâce à nous. Ma conduite en cette occasion a tout à fait ramené Alfred de Vigny et nos shakespeariens ; cela du moins est un bien ; mais, à la caverne des journaux et dans l’antre des coulisses, une double cabale s’organise contre moi et ne fait que s’aiguiser sur Othello pour Hernani. Voilà où nous en sommes. Cela est bien triste comme vous voyez. On nous fait payer bien cher l’avenir. Mais arrivez vite, et pour quelques jours du moins je n’y penserai plus.

Montrez cette lettre à notre Boulanger qui vous montrera la sienne, car tout ce qui est en moi, tout ce qui vient de moi, est également à vous deux.

Victor.

Ma femme vous dit mille choses et veut que vous reveniez tout de suite. Mille amitiés à notre excellent et cher Robelin. Tous nos amis vous embrassent et ne font que parler de vous ; moins que moi pourtant.

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