À Madame Benjamin Constant.

6 novembre 1830.

Madame,

Votre malheur privé est une calamité publique. La perte qui vous frappe nous frappe tous. Permettez-moi de vous dire qu’il y aura demain au convoi de cet homme illustre au milieu du peuple qui le pleurera un cœur bien profondément affligé. Ce sera le mien, madame. Je n’ai vu que trop peu de fois M. Benjamin Constant. Cependant, je crois pouvoir dire que je l’ai bien connu. C’était une de ces grande âmes qui tiennent trop de place dans un siècle pour que tous les regards, même les plus perdus dans la foule, n’en admirent pas souvent la hauteur, n’en étudient pas constamment les proportions.

Pardonnez-moi, madame, de vous troubler dans votre affliction. Parmi toutes les voix importantes qui s’élèveront pour le glorifier et pour vous consoler, c’est bien peu de chose pour vous et pour lui qu’une voix de plus, qu’une voix obscure, qu’une voix de la foule. Mais j’avais besoin que quelque chose de ma douleur arrivât jusqu’à la vôtre. Et puis je ne suis pas de ceux qui prétendent à vous consoler, madame. Ce malheur nous est tellement propre à tous que j’aurais besoin moi-même de consolation.

Une chose cependant doit, non pas diminuer votre douleur, mais la calmer, s’il est possible, en l’agrandissant, c’est la pensée qu’en France, en Europe, dans le monde entier, tous les yeux ouverts à la lumière pleureront Benjamin Constant avec vous. Il laisse deux veuves, vous et la France.

J’ai l’honneur d’être, madame, avec un profond respect, votre très humble serviteur.

Victor Hugo

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