À Monsieur Froidefond des Forges, commandant le 4 e bataillon de la 1 re légion de la garde nationale de Paris.

Paris, 7 octobre 1830.

Monsieur le commandant et cher camarade,

La lettre que vous me faites l’honneur de m’écrire me surprend fort.

Le principe de tout grade dans la garde nationale, c’est l’élection.

Le pouvoir du général en chef lui-même est subordonné à l’élection, et aurait dû, selon moi, être soumis à la ratification des légions.

J’ai été nommé, par la libre élection de mes concitoyens de la première légion, sous-lieutenant secrétaire adjoint du conseil de discipline.

Vous-même avez proclamé ma nomination en présence de tous les électeurs qui venaient d’y concourir.

Je suis donc sous-lieutenant secrétaire adjoint du conseil de discipline par le fait souverain de l’élection.

Le grade et l’emploi sont indivisibles. Ils viennent de la même source, ils ont la même valeur.

Or, votre lettre m’apprend aujourd’hui que je suis maintenu secrétaire du conseil en cessant d’être officier.

Et que cela résulte d’une décision du général en chef.

Il y a ici évidemment erreur, surprise de la religion du général en chef, usurpation de pouvoir qui ne peut venir du plus illustre et du plus ancien champion de la liberté.

Une décision, fût-elle du général en chef, fût-elle du roi, ne peut casser une élection.

Une élection est chose sacrée, irréfragable, souveraine. L’élection, principe actuel de tous les pouvoirs, ne dépend d’aucun.

Que ce soient les galons de sergent ou les épaulettes de colonel, tous les grades de la garde nationale sont égaux en valeur intrinsèque. Tous partent du même principe. Tous doivent être également précieux aux citoyens qui les reçoivent. Il ne leur est pas permis de laisser porter la moindre atteinte à la commission que leurs concitoyens leur ont conférée. C’est un dépôt qu’ils tiennent de l’élection et qu’ils ne peuvent remettre qu’à l’élection, mais intact et vierge de toute lésion.

Voilà de grands principes à propos d’une petite affaire. Mais aujourd’hui tout se tient. Couronne du roi, épaulette du sous-lieutenant ont une consécration pareille, celle de l’élection. Elles émanent également de la souveraineté populaire.

Il y a aujourd’hui violation du principe en ma personne. Le choix de mes concitoyens m’a conféré un grade et un emploi. Il n’est pas de pouvoir au monde qui puisse scinder la commission, et retenir le grade en laissant l’emploi.

Une loi est à intervenir. Nous en discuterons tous les bases. En attendant, tenons-nous-en à la rigueur du principe.

Je déclare que je suis inviolablement pourvu du grade dont vous-même m’avez proclamé revêtu et que prétend révoquer la décision dont vous me faites l’honneur de me prévenir. Cette décision est, de fait comme de droit, nulle et non avenue. Je proteste contre cette décision. Et je vous prie de vouloir bien en provoquer la prompte révocation du général en chef. La publicité d’un pareil fait pourrait être fâcheuse.

Je suis persuadé que notre illustre général me saura gré de cette protestation. Elle prouve ma confiance sans bornes dans sa fidélité aux principes. En appelant son attention aujourd’hui sur une décision qui lui a été surprise, en y résistant au besoin de toutes mes forces, j’agis comme il agirait à ma place. Je me montre, autant qu’il est en moi, son élève. Maintenir le droit de tous est le devoir de chacun. Je vous prie de vouloir bien faire mettre cette lettre sous les yeux du général en chef.

J’ai l’honneur d’être, avec un cordial attachement, monsieur le commandant et cher camarade, votre obéissant serviteur.

Victor Hugo,

Sous-lieutenant secrétaire adjoint

du conseil de discipline, 1 re légion, 4 e bataillon.

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