[À Son Excellence le Ministre de l’Intérieur.]

5 janvier 1830.

Je soussigné, ai l’honneur d’exposer à Son Excellence le Ministre de l’Intérieur les faits qui suivent.

Lorsqu’au mois de juillet dernier, la Comédie-Française voulut monter le premier drame que j’aie destiné au théâtre, Marion de Lorme, je demandai à M. de Martignac, alors ministre, d’être exempté de la juridiction censoriale, et de n’avoir à subir d’autre examen que la censure même du ministre, faveur qu’il avait déjà accordée à plusieurs auteurs dramatiques. Voici de quelle façon je lui expliquai, et verbalement et par écrit, le tort qu’il pourrait me faire en livrant ma pièce aux censeurs.

« Les censeurs dramatiques sont tous pris dans les rangs littéraires qui nous sont opposés ; ce qui honore le parti de la liberté de l’art auquel je me fais gloire d’appartenir. (Non que je veuille faire rejaillir sur toute l’ancienne école la faute de quelques-uns de ses membres, mais c’est un fait que je constate en passant.) Or, ces censeurs, auteurs dramatiques pour la plupart, tous défenseurs intéressés de l’ancien régime littéraire en même temps que de l’ancien régime politique, sont mes adversaires et au besoin mes ennemis naturels. Qu’est-ce qu’une pièce de théâtre non représentée ? C’est tout ce qu’il y a de plus fragile et de plus incertain au monde. Une scène, un vers, un mot, divulgués et travestis d’avance, peuvent, tous les théâtres le savent, tuer une œuvre dramatique avant même qu’elle ait vécu. D’où il résulte que la censure, qui est une vexation odieuse pour toutes les écoles, est pour nous, hommes de la liberté de l’art, quelque chose de pire encore, un piège, une embûche, un guet-apens. Il m’importerait donc que cinq ennemis avoués ne fussent pas avant la représentation dans le secret de ma pièce, et ne pussent en révéler d’avance les détails aux cabales intéressées à bien diriger leurs coups. Dans ma position, la pire de toutes les cabales, c’est la censure. »

Voilà ce que je disais au ministre d’alors. Ce qu’il avait accordé à d’autres, il jugea à propos de me le refuser. Ma demande fut rejetée.

Seulement, le ministre consentit à ne livrer Marion de Lorme qu’à un seul censeur, et me laissa le choix de ce censeur unique, que je n’eus pas cependant la faculté de choisir hors du bureau de censure. Je désignai un homme de lettres qui me parut offrir le plus de garanties, et avec qui j’avais eu des relations amicales avant qu’il fût censeur. Cet examinateur, comme il s’appelait, me fit de mes défiances contre la censure un reproche presque tendre. — Il concevait, disait-il, tous les inconvénients, tout le danger de vers divulgués, colportés, mutilés, parodiés avant la représentation d’un ouvrage dramatique, mais mes préventions contre la censure m’entraînaient trop loin. Les examinateurs dramatiques, continua-t-il, ne sont plus hommes de lettres. Chargés d’un rôle tout officiel, occupés seulement d’extirper les allusions politiques, ils ne savent pas, ils ne doivent pas même savoir quelle est la couleur littéraire de l’ouvrage qu’ils censurent. Hors de l’affaire ministérielle, ils n’ont rien à voir. Le censeur qui méchamment divulguerait les détails de l’ouvrage qu’il a censuré ne serait, et je cite ses propres expressions, ni moins indigne, ni moins odieux que le prêtre qui révélerait les secrets du confessionnal.

Voilà ce que me disait mon censeur d’alors. Certes, ce langage eût rassuré de moins entêtés que moi sur le compte des hommes et des choses de police. Cependant, M. de La Bourdonnaye survint au ministère, et Marion de Lorme fut proscrite. Fidèle à mes travaux de conscience et d’art, je tâchai de réparer de mon mieux le tort que me faisait le ministre. Je fis Hernani. La Comédie-Française mit sur-le-champ ce drame à l’étude. Il fallut le soumettre à l’examen du pouvoir. Je n’ai aucune faveur à demander au ministère actuel, j’envoyai donc mon drame à la censure, la prenant telle qu’elle est, sans réclamations ni précautions, mais non sans défiance. Je me rappelais cependant les protestations du censeur de Marion de Lorme, et je me disais, sans trop y croire, qu’il existe peut-être des gens qui savent faire honnêtement un métier peu honnête.

Or, depuis que Hernani a été communiqué à la censure, voici ce qu’il advient. Des vers de ce drame, les uns à demi travestis, les autres ridiculisés tout entiers, quelques-uns cités exactement mais artistement mêlés à des vers de fabrique, des fragments de scène enfin, plus ou moins habilement défigurés et tout barbouillés de parodie, ont été livrés à la circulation. Des portions de l’ouvrage, ainsi accommodées, ont reçu d’avance cette demi-publicité tant redoutée à bon droit des auteurs et des théâtres. Les artisans de ces louches manœuvres ont du reste pris à peine le souci de se cacher. Ils ont fait la chose en plein jour, et pour leurs discrètes confidences ils ont choisi tout simplement des journaux. Cela ne leur a pas suffi. Cette pièce qu’ils ont prostituée à leurs journaux, les voilà qui la prostituent à leurs salons. Il me revient de toute part (et il s’est formé à cet égard une espèce de notoriété publique que j’atteste), que des copies frauduleuses d’Hernani ont été faites, que des lectures totales ou partielles de ce drame ont eu lieu en maint endroit, et notamment chez un employé supérieur du ministère de M. de Corbière.

Or, tout ceci est grave.

Il est inutile de faire ressortir l’influence que de pareilles menées peuvent avoir, dans le calcul de leurs auteurs, sur un ouvrage dramatique dont le sort se décide en deux heures, et souvent sans appel.

Maintenant d’où peuvent venir ces menées ? Sur quel manuscrit d’Hernani ont pu être faites ces parodies, ces contrefaçons avec variantes, ces copies frauduleuses, ces furtives lectures ; Je prie le ministre de faire attention à ceci.

Il n’existe hors de chez moi que deux manuscrits d’Hernani. L’un est déposé au théâtre. C’est celui sur lequel on répète tous les jours. Dès que la répétition est terminée, ce manuscrit est renfermé sous triple clef. Personne au monde ne peut en avoir communication. Le secrétaire de la Comédie-Française, auquel, dès la réception de la pièce, les plus sérieuses recommandations ont été faites, le tient secret sous la responsabilité la plus sévère. L’autre manuscrit est à la censure.

Or, des contrefaçons circulent. D’où peuvent-elles venir ? je le demande de nouveau. Du théâtre, dont elles ébranlent les espérances, dont elles ruinent les intérêts, du théâtre où la circonspection la plus complète est observée, du théâtre où la chose est impossible, — ou de la censure ?

La censure a un manuscrit. Un manuscrit à sa discrétion, un manuscrit pour son bon plaisir. Elle en peut faire ce qu’elle veut. La censure est mon ennemie littéraire, la censure est mon ennemie politique. La censure est de droit improbe, malhonnête et déloyale. J’accuse la censure.

Je prie Son Excellence le Ministre de l’Intérieur de recevoir l’assurance du profond respect avec lequel je suis

Son très humble et très obéissant serviteur.

Victor Hugo.

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