Monsieur Sainte-Beuve, chez M. Ulric Güttinger, rue Fontenelle, Rouen.

Paris, dimanche, 16 mai 1830.

Vous connaissez toute ma paresse, mon ami, mais il me paraît que vous ne connaissez pas toute mon amitié, puisque vous supposez que j’accepterai votre dispense d’écrire. Je ne sais qu’une raison qui pourrait me déterminer à ne pas vous écrire, c’est la pensée que la privation de mes lettres contribuerait à abréger votre absence, et vous ramènerait quelques jours plus tôt. Mais Güttinguer est avec vous, et si douce compagnie comble tous les vides de votre cœur, heureusement pour vous, malheureusement pour moi.

Si vous saviez, vous, combien vous nous avez manqué dans ces derniers temps ! combien il y a eu de vide et de tristesse pour nous, même en famille comme nous vivons, même au milieu de nos enfants, à emménager ainsi sans vous dans cette déserte ville de François Ier comme, à chaque instant, vos conseils, votre concours, vos soins nous manquaient, et, le soir, votre conversation, et toujours votre amitié ! C’est fini. L’habitude est prise dans le cœur. Vous n’aurez plus désormais, j’espère, la mauvaise volonté de nous quitter, de nous déserter ainsi. Voilà une épreuve qui sera bonne, en cela, du moins, que vous n’en tenterez plus d’autre, et la Normandie nous sauvera de la Grèce.

Du reste, nous sommes matériellement bien ici, parfaitement même. Des arbres, de l’air, un gazon sous notre fenêtre, de grands enfants dans la maison pour jouer avec nos petits, M. de Mortemart très aimable qui nous accable d’attentions et de journaux, beaucoup de solitude, plus de Hernanistes, tout serait bien, n’étaient ces deux chambres vides qui font vide pour nous tout le reste de la maison.

Je fais même des vers. Et, à ce propos, votre seconde lettre m’a désappointé. Boulanger était parti pour Rouen ces jours passés. Je croyais qu’il vous y avait vu, et, là-dessus, me voilà, sous les grands arbres des Champs-Élysées, faisant vers sur vers à Sainte-Beuve et à Boulanger, mon peintre et mon poëte, tous deux absents, tous deux à Rouen. Et puis vient une lettre de vous, qui ne me dit rien de Boulanger, et renverse de fond en comble mes deux élégies ! Jugez.

Adieu, mon ami, nous vous embrassons tous et je vous embrasse pour tous. Mais revenez bien vite. Tout ceci aussi pour notre Güttinguer.

Vous avez eu un charmant article de Nisard. Je lui ai écrit pour vous.

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