À Madame Victor Hugo.

Bingen, 28 septembre 1840.

Bonjour, mon Adèle chérie, je t’embrasse de toute mon âme. Je suis à Bingen. Après-demain, je serai à Mayence et j’aurai tes lettres, j’aurai toutes vos lettres, mes bien-aimés. Il me semble que je vais vous revoir tous. Je suis joyeux. Écris-moi, écrivez-moi tous désormais à Trèves (Toujours sans prénom). Si le temps me le permet, je compte faire sur la Moselle, rivière admirable et inconnue, le travail que j’achève en ce moment sur le Rhin. — Ainsi à Trèves.

« Le 14 septembre ont passé ici, à Bingen, M. Jules lanin, littérateur, et M. Victor Hugo, id. », ainsi inscrits sur le registre de l’hôtel Victoria, de la main même de M. J. Janin, dont je crois bien avoir reconnu l’écriture. M. Victor Hugo, à ce que m’a dit l’hôte, ne ressemblait pas beaucoup à ses portraits et avait des moustaches. Ces deux messieurs étaient d’humeur joyeuse et accompagnés de trois dames charmantes. Ils ont visité tous les environs. Leur arrivée a mis toute la ville en rumeur. Ils étaient d’ailleurs fort bons princes. L’hôte m’a demandé si je les connaissais. J’ai dit que oui, un peu, mais de nom seulement. Maintenant on montre aux étrangers leurs noms inscrits sur le livre de l’auberge. C’est tout un fracas dans la petite ville romaine de Bingen, qui a pourtant vu Charlemagne. Quant à moi, je voyage profondément inaperçu et inconnu, et je m’en félicite.

Je compte trouver à Mayence de bonnes lettres de tout le monde, et que vous vous portez tous bien, et que les vacances, qui, hélas ! tirent à leur fin, ont été bien employées pour beaucoup de joie et pour un peu de travail. Je recommande à toi, chère amie, et à tous, de bien numéroter et dater vos lettres. Autrement je m’y perds.

Je te prie aussi de faire en sorte qu’on me garde soigneusement, pour que je les retrouve à mon arrivée, toutes mes lettres de Paris et tous les journaux. Je te préviens que j’ai laissé 10 fr. à la portière en avance sur les ports de lettres que j’ai tous acquittés jusqu’au 26 août inclusivement. Tu dois depuis mon départ recevoir la Presse à St-Prix. Conserve-la moi bien, je te prie. Voilà trois semaines que je n’ai vu un journal.

Si tu vois Gué et Brunefer, fais-leur bien toutes mes amitiés et dis-leur qu’avant peu je les reverrai, ainsi que vous tous, car je suis à peu près à la moitié de mon voyage.

Ma Dédé chérie, j’entends en ce moment jaboter dans la chambre voisine de la mienne une petite fille de ton âge qui me fait songer à toi, chère enfant. Sois bien bonne pour ta mère et ta sœur et ton frère et tu seras bien aimée de ton petit père. Ma Didine, mon Charles, mon Toto, je vous écrirai de Mayence, où je trouverai toutes vos lettres. Je vous embrasse tous mille et mille fois, ainsi que votre bonne mère, mes enfants, ma joie, ma vie. Pensez à moi et priez pour moi soir et matin. Je songe à vous sans cesse de mon côté.

Je serre la main de ton excellent père. Je désire que tous mes griffonnages l’intéressent et l’amusent, et je compte qu’il me rectifiera au besoin.

Encore un bon baiser pour toi, chère amie. Tu vois bien que j’en ai la place.

À Madame Victor Hugo.

Mayence, 1er octobre 1840.

Je devrais te gronder, chère amie, de ne m’avoir écrit que si peu de lignes ; mais, comme ces lignes étaient douces et tendres, je te pardonne pour cette fois, à condition que tu ne recommenceras plus et que tu m’écriras, à Trèves, au moins une bonne et longue lettre. Tu dois comprendre qu’après une absence qui me semble déjà bien longue, j’ai besoin de savoir un peu ce qui se passe à Paris ou du moins à S-Prix. Ainsi écris-moi sur toutes les choses que tu sais pouvoir m’intéresser, tous les détails que tu auras. Je pense que quelques-uns de nos amis viennent te voir à St-Prix. Redis-moi ce qu’ils te disent. Voici des lettres pour tous les enfants, pour Julie et pour ton bon père. J’ai appris avec bien de la joie que Julie allait tout à fait bien. As-tu reçu Mme Ménessier ? Lui as-tu écrit au moins ? L’as-tu invitée ? N’oublie pas, chère amie, de faire quelque chose d’amical de ce côté-là, ce sont des amis de dix-sept ans ! Je vais voir Manheim, Heidelberg et Francfort ; puis, si le temps se soutient, je redescendrai le Rhin et je suivrai le cours de la Moselle, comme je te l’ai déjà écrit. Ma prochaine lettre te portera la suite de mon Journal.

Remercie bien ton père pour moi, dis-lui que je compte sur une lettre de lui à Trèves. Sa lettre à Mayence m’a fait un vif plaisir.

Voici des tas de dessins pour les enfants. J’ai tâché de faire à tous part égale. Ils ont tous part égale dans mon cœur.

J’ai visité Bingen, Rudesheim, la fameuse Tour des Rats ; j’explore en ce moment Mayence qui est du plus haut intérêt. Ce voyage aura été de la plus grande utilité pour moi — et, j’espère, pour vous tous. En terminant, chère amie, je te rappelle encore combien je désire avoir à Trèves un bon et long message de toi (au moins un). Dis-moi si ce Journal t’intéresse. Tu sais que, toi et nos enfants bien-aimés, voilà l’objet exclusif de mes travaux dans ce monde. Un jour, je vous laisserai à tous l’édifice quelconque que j’aurai bâti. J’espère que mon nom sera un toit pour mes enfants.

Écris-moi donc, mon Adèle chérie, et bientôt et beaucoup. Je t’aimerai bien.

Ton bon vieux mari.

Victor.

Cette lettre-ci ne compte pas dans la série du Journal.

Pour mon Charlot.

Mayence, 1er octobre [1840].

Il faut, mon bon gros Charlot bien-aimé, que tu m’écrives une grande, grande lettre (à Trèves), que tu commenceras de bonne heure et que tu finiras tard. Tu sais combien je t’aime, cher enfant. Il me faut une grande lettre de toi. Tu me feras aussi ton petit journal, tu me diras comment tu as passé ton temps à Saint-Prix pendant les vacances et si, comme je l’espère, tu t’es préparé à la lutte de l’année prochaine au milieu des jeux et des journées de loisir. Je veux, mon Charlot chéri, que tu restes un bon garçon laborieux et un vaillant écolier. À propos, je vous avais donné une version à faire dans une de mes lettres. Ni toi, ni Toto, ne me l’avez envoyée. Maintenant voici les vacances presque finies ; vous n’avez plus que quelques jours de jeu, je vous fais grâce de ma version.

Si tu as lu mes lettres, mon Charlot, tu sais ce que c’est que le Chat et la Souris. Je donne le Chat à Toto, je t’envoie la Souris. Ici, c’est tout le contraire de la nature, la souris est beaucoup plus grosse et beaucoup plus terrible que le chat. Le jour où je l’ai dessinée, le ciel où elle se perdait avait quelque chose de violent et de tumultueux. Tu remarqueras au bas de la montagne voisine le masque du géant avec sa bouche ouverte. Je l’ai dessiné très exactement. Tu as ton géant fort ressemblant. Je fais tout cela avec bonheur, chers enfants, en pensant à vous, afin de vous amuser et de vous rendre heureux. Mes plaisirs d’un instant, comme mes travaux de toute la vie, c’est pour vous. Je ne sais pas trop dans quel état arriveront tous les dessins que je vous envoie. Les encres d’auberge changent de couleur du jour au lendemain avec une fâcheuse facilité.

J’ai beaucoup travaillé pendant ces vacances, mon Charlot ; j’espère que tu en as fait un peu autant de ton côté. J’ai sans cesse pensé à toi, mon gros bien-aimé ; j’espère que de ton côté tu as songé à ton petit papa qui t’aime du fond du cœur comme sa vie et plus que sa vie et qui t’embrasse sur tes deux bonnes joues.

V.

À Toto.

Mayence, 1er octobre 1840.

Voici, mon cher petit Toto, un dessin que j’ai fait pour toi. Je te l’envoie bien vite après avoir lu ta bonne petite lettre si gentille et si douce. Dans un mois, mon ange chéri, tu reverras ton père, et ce sera un aussi beau jour pour lui que pour toi. Quand cette lettre t’arrivera, les vacances seront près de finir. Vous rentrerez en classe, mon Charlot et toi, et ce sera, j’espère, avec un nouveau courage et de nouvelles forces. Toutes mes espérances et tout mon bonheur reposent sur vous, mes bien-aimés. Votre bonne mère m’écrit qu’elle est contente de vous tous. Rendez-la heureuse comme elle le mérite, elle qui vous aime tant, et qui, comme moi, n’a que vous et votre bonheur pour préoccupation dans ce monde.

L’homme vaut ce que l’enfant a valu ; n’oublie jamais cela, mon petit Toto ; sois un laborieux écolier, je te réponds que tu seras un jour ce qu’on appelle un homme, vir. Tous les détails que tu me donnes sur vos jeux et vos études m’ont infiniment intéressé. Écris-moi à Trèves quelques lignes après avoir reçu cette lettre, et donne-moi encore beaucoup de détails sur toi, sur tes frère et sœurs, sur toute la maison. Cela me fait assister à vos plaisirs, à vos amusements, à votre vie, et je me figure que je suis au milieu de vous, mes enfants chéris.

Je suis charmé que tous les bestiaux de ma petite bergère Dédé se portent bien et que vous ayez terminé votre logis de feuilles et de branches. Dis à Dédé qu’elle m’en écrive un peu plus long que la première fois.

Moi, mon Toto, tu vois, si tu lis mes lettres à ta mère, que je travaille et que, même dans mes vacances, je tâche de ne pas perdre mon temps. Je vois de bien beaux pays, j’étudie des choses bien nouvelles et bien curieuses ; mais tout cela ne vaut pas vos caresses et vos embrassements et deux heures passées au milieu de vous à Saint-Prix.

Ainsi, mon Toto bien-aimé, rentre en classe avec courage, travaille bien, écris-moi, satisfais ta mère et tes maîtres et pense que je suis à peine un instant sans songer à toi. Rien de ce que je vois ne me distrait de vous, mes enfants. Tout ce que je fais et tout ce que je suis dans ce monde, je le fais et je le suis pour vous.

Je t’aime, je t’aime profondément, mon petit Toto.

Share on Twitter Share on Facebook