À Monsieur Wilhem Ténint.

Saint-Mandé, 16 mai 1843.

J’ai lu, monsieur, votre excellent travail. C’est mieux qu’une prosodie, c’est un livre. Vous m’y traitez trop bien ; voilà ma grosse critique. Je me hâte de vous la faire. Effacez mon nom le plus que vous pourrez, cela vous portera bonheur.

À cela près, vous avez fait, je le répète, un travail excellent. Vous expliquez à tous ce que c’est que le vers moderne, ce fameux vers brisé qu’on a pris pour la négation de l’art et qui en est, au contraire, le complément. Le vers brisé a mille ressources, aussi a-t-il mille secrets. Vous indiquez les ressources au public qui vous en saura gré, et vous trahissez les secrets des poëtes, qui ne s’en fâcheront pas. Le vers brisé est un peu plus difficile à faire que l’autre vers ; vous démontrez qu’il y a une foule de règles dans cette prétendue violation de la règle. Ce sont là les mystères de l’art ; mais vous les connaissiez comme poëte avant de les expliquer comme prosodiste. Vous avez fait de beaux vers, et beaucoup, et souvent, et vous comprenez mieux que personne combien ce savant mécanisme du vers moderne peut contenir de pensée et d’inspiration. Le vers brisé est en particulier un besoin du drame ; du moment où le naturel s’est fait jour dans le langage théâtral, il lui a fallu un vers qui pût se parler. Le vers brisé est admirablement fait pour recevoir la dose de prose que la poésie dramatique doit admettre. De là, l’introduction de l’enjambement et la suppression de l’inversion, partout où elle n’est pas une grâce et une beauté. Ce sont là, monsieur, les vérités que vous avez comprises, celles-là et bien d’autres. Vous les enseignez à la foule, et, grâce à vous, ce qui était vrai pour nous poëtes, va devenir vrai pour tous les lecteurs. Grand service et grand progrès. Votre livre fera un jour partie de la loi littéraire.

Je vous félicite, monsieur, de ce beau travail. Jamais les idées n’ont été en meilleur état qu’aujourd’hui. Tous les esprits élevés, honnêtes et droits marchent au même but. La pensée, assurée de l’avenir, conquiert de plus en plus le présent. La grande révolution des idées s’accomplit, aussi irrésistible que la révolution des faits et des mœurs, mais plus pacifique. Les petits esprits seulement criaient de retourner en arrière, c’est la loi, ils la suivent ; laissons-les faire. Tout va bien. Continuez, vous, monsieur, de marcher en avant, avec tout ce qui est noble et généreux, avec tout ce qui est jeune et vivant. Nous serons tous avec vous du cœur et de l’esprit.

Agréez, monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus affectueux et les plus distingués.

Victor Hugo.

À Léopoldine.

22 mai [1843].

Ton bonheur est le mien, ma Didine chérie, et chaque fois que je reçois une de tes bonnes petites lettres tout empreintes de joie et de sérénité, je remercie Dieu. Embrasse pour moi ton bon et cher mari. Je le remercie de faire ton bonheur.

Je suis ici, mon enfant, dans une solitude profonde, occupé de vous, car c’est à vous que je pense quand je travaille. Je me promène toute la journée sous les arbres du bois de Vincennes avec le vieux donjon pour perspective, et de temps à autre un canonnier ou un paysan pour compagnie. Je fais des vers à travers tout cela.

Je reste à Paris pour Charles le plus longtemps possible, et aussi pour ta vieille et bonne amie, Mlle Louise Bertin, qui va, j’espère, avoir un prix Monthyon. J’ai mis la chose en train, et il faut maintenant que je veille sur le côté hostile de l’Académie jusqu’au dénouement.

Ta mère m’a écrit mille détails doux et charmants sur ton intérieur. J’en avais déjà eu par toi. Elle me les a complétés. Je vois d’ici ta petite chambre, tes meubles bien choisis et bien arrangés, les dessins, les chinoiseries, les portraits, et ma jolie Didine fraîche et heureuse au milieu de toutes ces choses gracieuses et douces.

Je t’embrasse et je t’aime, mon enfant. Quelle joie le jour où je te reverrai ! Pense à moi, écris-moi. Tu as toujours, songes-y bien, la même place dans mon cœur et dans ma vie. Je t’embrasse encore.

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