À Jules Janin.

Bruxelles, 1er juillet 1852.

Je n’ai votre lettre que d’hier, cher Janin, Mme Thuillier étant venue sans me trouver. Je la prie de se charger de ce mot pour vous. Continuez-moi vos lettres ; elles m’apportent de la joie, c’est-à-dire de la force. Nous en avons besoin dans cet exil ; le ciel s’en mêle, il pleut, il fait froid ; la nature est toute triste et a l’air de pleurer. Je le comprends, pour peu qu’elle ne soit pas bonapartiste.

Vous n’avez jamais écrit une plus ravissante et plus admirable page que celle où vous me contez votre visite à ma pauvre maison. Une femme d’ici, me voyant ému hier soir, moi qui porte durement et gaiement la proscription, m’a dit : « Qu’avez-vous donc ? » Je lui ai lu cette page de votre lettre. Elle a pleuré, et elle a voulu la copier. À côté de vos grands triomphes éclatants de poëte, de critique et d’écrivain, enregistrez, je vous prie, ce succès obscur. La femme est jolie ; ce n’est pas un grand esprit comme vous, mais c’est, comme vous, un noble et bon cœur.

Je viens d’achever un livre de quelque deux cents pages, sur tout ce que nous voyons. Cela vous arrivera un de ces jours, dans un ballot de contre-bande, dans une barque de poisson ou dans un bateau de fonte brute. Si ce livre vous tombe dans les mains, et s’il vous soulage un peu dans votre exil de Paris, j’en serai content. Il vous aura rendu un peu du bien que me font vos lettres. Il paraîtra dans un mois. Londres met tout ce temps-là à imprimer deux cents pages.

Je vous lis assidûment tous les lundis ; vous avez l’art de rester puissant et de paraître libre sous le joug. C’est un miracle. J’admire cela de vous, et bien autre chose encore.

On me dit qu’après mon livre publié, le Bonaparte me rayera de l’Académie. C’est bien possible et fort simple ; il a pris d’autres libertés. Si cela arrive, Janin, je vous lègue mon fauteuil. Je n’aurai qu’un regret, ce sera de ne pouvoir vous recevoir. Comme je vous ferais les honneurs de chez moi !

À bientôt, à toujours. Je me porte bien, j’ai pourtant depuis six mois des douleurs assez opiniâtres au cœur. C’est un peu notre maladie, à nous autres. Nous vivons par là, il est juste que nous mourions par là. Dieu est grand.

Je vous serre les deux mains. Vale et me ama.

Victor H.

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