(À Madame Victor Hugo) Madame Rivière 37, rue de la Tour d’Auvergne.

5 janvier [1852] Bruxelles.

Je commence, chère amie, par répondre à tes cinq questions, et je réponds oui sur toutes. J’ai reçu le papier timbré et je t’ai écrit (dans la lettre qui contenait les 2 000 francs pour Guyot) ce que m’avait dit le notaire Vanderlinden à ce sujet. J’ai reçu l’excellente lettre d’Auguste et je lui répondrai en détail, dis-le lui bien, dès que les inventions de Louis Bonaparte à l’endroit de la presse auront pris la forme de lois et seront connues. Alors seulement on pourra statuer sur l’Avènement ou l’Événement. Si cela est possible avec dignité, je ne résisterai pas à la reprise du journal. Nous examinerons ensemble, et ce que voudra Auguste, je le voudrai.

J’ai reçu toutes les lettres de mes chers enfants, et toutes les tiennes, et plus elles sont longues, et plus elles me charment. Ainsi, n’ayez pas peur de faire des volumes. La brochure de Granier m’est également parvenue, et j’y ai remarqué l’omission de mon nom. Enfin, pour répondre à tout, tu peux, le cas échéant et pour des choses peu secrètes, m’écrire directement à M. Lanvin, 16, place de l’Hôtel de Ville. J’y suis installé d’aujourd’hui et j’ai prévenu mon hôte que si l’on demandait M. Lanvin, c’était moi, et que si l’on demandait M. Victor Hugo, c’était moi. Ainsi, je vis là sous mes deux espèces.

Quand Charles arrivera, il me trouvera dans cette halle immense, avec trois fenêtres qui ont vue sur cette magnifique place de l’Hôtel de Ville. J’ai loué (pour presque rien) les meubles indispensables, un lit, une table, etc., — et un bon poêle. Je travaille là à l’aise, et je m’y trouve bien. Si je rencontre un vieux tapis pour 15 francs, je serai parfaitement heureux. En attendant, chère amie, prends dans ma chambre ma vieille causeuse que tu as fait recouvrir de rayé rouge et blanc, fais-la emballer le plus succinctement du monde, foin et toile d’emballage (pas de caisse, c’est inutile), mets mon adresse dessus, Lanvin, 16, Grande Place, Bruxelles, et fais porter la chose aux messageries Van Gend, 130, rue Saint-Honoré (Laffitte et Caillard). Là, tu expliqueras que ce meuble doit m’être expédié par la petite vitesse. Cela coûte 7 francs les 100 kilos (deux cents livres). On te demandera donc pour la causeuse quelque chose qui n’ira pas à 7 francs, et que tu paieras et porteras sur mon compte. Quand ce sera expédié, tu m’en donneras avis.

Il y a sur la table de mon cabinet un coffret de cuir. Ce coffret contient, parmi beaucoup de papiers tous utiles, une certaine quantité de choses écrites de ma main. Il y a également des choses écrites par moi dans le long tiroir du bas à droite de ma petite armoire chinoise en laque à deux battants. Je te prie de chercher dans ce tiroir et dans le coffret de cuir tous les papiers écrits de ma main, prose et vers, de les réunir et de les mettre sous une enveloppe commune bien scellée. Tu me les feras parvenir par Charles quand il viendra. Tu feras de même un paquet ficelé et cacheté de tous les exemplaires uniques de mes discours que contient le coffret de laque à couvercle rond près de mon lit, et tu me l’enverras de la même façon.

Je t’ai dit que la malle recouverte de drap contient beaucoup d’effets précieux, entre autres une croix de diamants que tu connais et qui ne m’appartiendra qu’à un moment donné. La clef de cette malle était avec plusieurs autres dans le coffret brisé que je t’ai remis le 2 décembre. Ouvre-la, et serre précieusement la croix de diamants. Tu peux laisser le reste dans la malle en ayant soin d’en garder la clef sous ta main, et en lieu sûr.

Voilà bien des recommandations, chère amie, et je ne t’ai pourtant encore rien dit. Si je t’envoyais toutes les tendresses qui sont dans mon cœur, c’est moi qui te ferais des volumes. Comment peux-tu me supposer des défiances à moi qui sens en toi un si noble et si ferme et si tendre appui ! Retire ce vilain mot-là. Je prends des précautions, voilà tout ; et je les prends dans votre intérêt à tous.

Tu vois et tu sens toi-même que mes prudences n’avaient rien d’exagéré et qu’elles m’ont bien réussi. Que mes fils n’oublient pas cet axiome de ma vie : c’est parce qu’on a su être prudent qu’on peut être courageux.

Je te remercie avec effusion, je te remercie mille fois de tout ce que tu fais. Fais le plus que tu pourras pour Mme d’… J’ai là un devoir vers lequel il m’est impossible de ne pas me tourner avec un intérêt profond. Je suis touché des paroles si délicates et si vraiment bonnes que tu me dis à ce sujet.

Je t’envoie la lettre que Louis Blanc m’a écrite. Lis-la et fais-la lire à la Conciergerie. Tu me la renverras par une prochaine occasion. Louis Blanc me presse pour avoir réponse, oui ou non, qu’en pensez-vous tous ? Qu’en pensent Meurice et Auguste ? Qu’en pensent Charles et Victor ? La chose peut être utile. D’ailleurs ce serait pour Charles un travail tout trouvé. Il paraît que les fonds sont faits en Angleterre. Mais n’y aurait-il pas inconvénient à me confondre, ne fût-ce qu’en apparence, avec Louis Blanc et Pierre Leroux ? Cela me ferait perdre l’isolement de ma situation actuelle, cela me rattacherait au passé d’autrui et par conséquent combinerait mon avenir avec des complications qui me sont étrangères, cela m’ôterait quelque chose de la pureté que j’ai aujourd’hui, n’ayant trempé dans rien, n’ayant pas tenu le pouvoir, n’ayant pas hasardé de théories, n’ayant pas fait de fautes, et ayant simplement tenu le drapeau levé et risqué ma tête le jour du combat.

Et puis il faudrait aller en Angleterre, et rien ne presse encore de ce côté. D’autre part, ce serait un organe et un moyen de continuer la lutte. Mais ce n’est qu’une revue, il faudrait un journal.

Enfin il y a un journal qui s’offre à moi ici, le Messager des Chambres. Le rédacteur est venu me trouver hier et ce matin et part pour Paris. Je t’envoie une lettre de lui qui te fera juger de sa bonne volonté. Il a peu d’argent. C’est là le côté faible de son affaire, surtout voulant la monter sur un très grand pied. Délibérez donc tous entre vous sur tous ces points et envoie-moi le plus tôt possible votre sentiment sur l’ouverture de Louis Blanc et la réponse à y faire.

Désormais, chère amie, quand je t’écrirai par la poste, j’affranchirai la lettre. Affranchis de ton côté quand tu m’écriras par Mme Taillet, car je ne sais comment faire pour rembourser les ports de lettres. Dans ce paquet tu trouveras une lettre pour M. de la Roëllerie qui m’a donné asile dans la nuit du 2. Il demeure rue Caumartin et connaît Mme Abel. Elle te dira le numéro. Tu feras porter la lettre. Je l’ai écrite depuis longtemps déjà.

Tout va bien ici. Quelques réfugiés sont abattus (entre autres Schœlcher, qui du reste s’est conduit héroïquement (mais je les relève. Ce matin, il y avait dans le Sancho (le Charivari de Bruxelles) des vers à moi adressés par un étudiant. Je refuse les dîners et les petites ovations en famille. J’ai besoin de mon temps pour travailler. Jamais je ne me suis senti le cœur plus léger et plus satisfait. Ce qui se passe à Paris me convient. Par l’atroce comme par le grotesque, cela atteint l’idéal des deux côtés. Il y a des êtres comme le Troplong, comme le Dupin, que je ne puis m’empêcher d’admirer. J’aime les hommes complets. Ces misérables-là sont des échantillons incomparables. Ils arrivent à la perfection de l’infamie. Je trouve cela beau. Ce Bonaparte est bien entouré. On dit que, sur les sous, son aigle aura la tête sous l’aile ; fort bien. Quant aux 7 500 000 voix, y eût-il plus de zéros encore, je mépriserais tout ce néant.

Mes chers êtres bons et courageux, vous êtes ma joie, je vous embrasse.

Tu as reçu M. Bourson, n’est-ce pas ? C’est un homme très intelligent.

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