À Madame Victor Hugo.

14 avril. Bruxelles.

Chère maman bien-aimée, commençons par les affaires. Mon pauvre Toto n’est pas riche. Il me demande 50 francs par mois pour ses jours de liberté ; je ne puis les lui donner encore. Je lui donne 25 francs. Paie-les lui pour moi. Je te les rembourserai. Paie-lui les premiers 25 francs demain 15 avril. Quand j’aurai vendu mon livre, je lui donnerai ses 50 francs. Je pense maintenant que peut-être cela ne tardera pas. Charles te donne à ce sujet quelques détails.

Maintenant passons à Charles. Il te dit ce qu’il fait. Il voudrait gagner un peu d’argent. Que dis-tu de ceci ? Louis Desnoyers est directeur du feuilleton du Siècle. C’est un brave et charmant esprit, et qui m’aime. Prie-le de venir te voir, et explique-lui de ma part que je voudrais que Charles écrivît dans le Siècle. Charles pourrait écrire des feuilletons très amusants qu’il intitulerait : Lettres de Bruxelles. Rien de politique, bien entendu. Littérature, études de mœurs, vie flamande vue de près, etc. Cela serait curieux et Charles le ferait à merveille. Qu’est-ce que Desnoyers pourrait lui donner pour deux feuilletons par mois ? Fais cette négociation. Le succès sera très utile à Charles, utile à sa bourse et utile à son esprit. Devant quelque chose d’immédiat, Charles travaillera, tu le connais.

Je t’envoie un mot pour Paul Meurice. Son succès nous a fait une joie ici. Nous avons bu à sa santé, dis-lui cela.

J’ai eu, à deux reprises, une visite que je ne puis t’écrire, mais que je te conterai le bienheureux jour où nous nous retrouverons. C’est le médecin de la famille d’Orléans, M. Guéneau de Mussy, qui est venu me voir. Quoiqu’il m’ait dit le contraire, il m’a paru qu’il avait une mission. C’est du reste un homme distingué et qui a été parfaitement bien de toute façon. Il m’a dit que les d’Orléans se souvenaient toujours que j’avais été le dernier qui avait proclamé la régence le 24 février sur la place de la Bastille, quand tous leurs amis se cachaient et s’évanouissaient. Il m’a dit que Mme la duchesse d’Orléans disait de moi avec douleur : Quoi! est-il possible qu’il ne soit pas notre ami !

Je lui ai parlé dans les meilleurs termes des princes d’Orléans, et en particulier avec grand respect et sympathie profonde de madame la duchesse d’Orléans ; mais j’ai terminé en disant : Du reste, j’appartiens à jamais à la République, et entre la famille d’Orléans et moi, il ne peut y avoir et il n’y a pas d’avenir commun. — Je pense qu’il aura compris.

Il fait ici très beau depuis quelques jours, mais je n’en profite pas, travaillant presque toute la journée. En ce moment j’ai le plus beau soleil du monde sur le papier de cette lettre et ma fenêtre est toute grande ouverte. La seule chose qui me fatigue, c’est d’être assez souvent obligé de refaire des choses déjà faites dans mon livre, à cause des nouveaux renseignements. Oh ! comme je comprends le mot de l’abbé Vertot : Mon siège est fait !

Mon mal de larynx a à peu près disparu ; il est remplacé par une douleur sourde et fixe au cœur. On me dit qu’il faudrait marcher et moins travailler, et c’est justement ce qui m’est impossible. À la grâce de Dieu !

Nous trouvons d’ici que tout va bien là-bas. Je me défie un peu de notre coup d’œil d’exilés, et je tâche de ne pas me flatter. Après tout, que la providence fasse ce qu’elle voudra. J’ai dix ans d’exil au service de la République.

Chère amie, tes lettres sont ce que je sais de plus noble, de plus digne et de meilleur au monde. Elles n’ont de défaut que quand elles sont courtes. Écris-moi donc long et beaucoup. Embrassez-vous tous trois en moi, toi, mon Adèle et mon Victor. Je serai au milieu de vous.

Mes plus cordiales effusions à notre cher Auguste. Si tu vois Nefftzer, fais-lui nos vives et bonnes amitiés.

Ceci entre parenthèses pour ma fille (Ma Dédé chérie, écris-moi !).

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