À Madame Victor Hugo.

Bruxelles, 3 juin. 9 heures du soir.

Chère bien-aimée, une occasion m’arrive. Quelqu’un qui part demain matin te portera cette lettre. C’est M. Joseph de Wasme, d’une famille très distinguée de Bruxelles. Reçois-le de ton mieux, si tu peux recevoir quelqu’un au milieu de tes encombrements. Pauvre amie, quand je pense dans quel embarras doit te mettre toute cette vente, et que tu es là à peu près sans aide, je ne saurais te dire tout ce que j’éprouve de tendre et de profond pour toi. Aie bon courage, nous sortirons de ce défilé. Il est étroit et rude, mais j’ai le pressentiment d’une vie heureuse au bout.

Remercie Paul des bonnes et belles lignes dans lesquelles il annonce la vente en question (Indépendance d’aujourd’hui. Tu l’as lue sans doute). Il y a dans ces lignes un accent affectueux auquel je n’étais plus accoutumé de la part de Paul et qui m’a bien vraiment touché. Dis-le lui. Les journaux d’ici ont presque tous répété la note de la Presse. Je pense que lundi il y aura quelques articles, soit de Janin, soit de Gautier, soit de Louis Desnoyers. À propos, que t’a-t-il répondu pour l’article de Charles ?

Voici quelques évaluations pour nos meubles :

Les quatre statues dorées 1 000 fr. La grande porte du salon (laque de Chine) 1 000 fr. Le banc gothique de mon cabinet 1 500 fr. Les deux meubles de laque Coromandel de mon cabinet 500 fr. Mon lit tout monté avec les rideaux, etc 1 800 fr.

Si ces objets n’atteignent pas ces prix-là, qui sont vraiment des minimum, je crois qu’il vaudrait mieux les retirer de la vente. Au reste je te laisse juge de tout cela. Le plus précieux de tous ces objets, celui qu’on aurait le plus de peine à retrouver et            est de la plus magnifique conservation, c’est le banc gothique de mon cabinet. Parmi les tapisseries, une fort précieuse, c’est celle du plafond de la grande salle à manger, xve siècle, avec trame d’or et d’argent mêlée à la laine. Je la crois unique. Elle l’est certainement en France. — N’oublie pas de ne pas faire vendre les étoffes non employées. Ce n’est pas encombrant, et nous les emporterons aisément. Aie grand soin des papiers et des manuscrits.

L’affaire de Londres traînaille toujours. J’ai écrit ce matin mon ultimatum à T. C. en lui disant que s’il ne pouvait conclure d’ici à dix jours, je prendrais un autre parti. J’ai ébauché quelque chose avec Hetzel. Tout cela au milieu de mon travail. Je te réponds que j’en ai la sueur au front. Il me tarde de pouvoir respirer et me reposer un peu. J’aspire à Jersey. Oh ! quand nous nous retrouverons tous, quelle douceur ! Tu verras la charmante vie. Je t’embrasse et je t’embrasse encore — et ma Dédé — et mon Toto — qui n’est pas venu.

Il va sans dire, et je suis complètement d’accord avec toi, que l’argent de la vente sera réservé de façon à être employé à notre mobilier futur, au retour.

Qu’est-ce que mon pauvre Victor a donc eu ? Le sais-tu ? J’ai fait préparer sa chambre. — Mais personne. — C’est donc quelque orage qui a passé ?

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