À Madame Victor Hugo.

Bruxelles, 13 juillet [1852].

Toujours à la hâte, chère amie. Il importe que cette lettre t’arrive avant ton départ pour Villequier.

Hier, un incident ; députation de proscrits me priant de ne pas quitter Bruxelles. Je réponds : Cela ne dépend pas de moi ; on m’expulsera. On me réplique : attendez qu’on vous expulse. Je leur dis : — Mais si nous faisons un éclat de la chose, ce qui peut être un acte politique utile, il y aura solidarité, on vous expulsera peut-être tous. — Hé bien ! nous vous suivrons et nous nous reformerons autour de vous à Jersey. Vous parti, la proscription en Belgique est décapitée : le parti aujourd’hui à Bruxelles, se trouve rejeté à Londres. Vous êtes centre. À Jersey, vous serez seul. Restez-nous jusqu’à ce qu’on vous chasse. — Je leur ai dit que j’étais tout à eux et je les ai engagés à réfléchir, car une expulsion générale qui s’ensuivrait froisserait bien des intérêts, surtout les plus pauvres. Ils vont se consulter de nouveau, et ils reviendront.

Mon départ d’ici n’en est pas moins certain (car le ministère Lehon me chassera avec fureur) ; mais, n’étant plus volontaire, il serait retardé de quelques jours. Peut-être en ce cas-là pourrais-je partir avec Charles et Victor que j’attends le 25. Lis la lettre de Charles ci-jointe. Toi, sitôt mon livre paru (je te préviendrais) il faudrait aller à Jersey, que j’y fusse ou non. Tu te logerais à l’auberge et tu verrais des logis en attendant. Tu aurais soin de ne rien arrêter avant mon arrivée. — J’ai fini hier Napoléon-le-Petit. J’ai commencé à l’écrire le 14 juin. Je pense qu’il paraîtra du 20 au 25. — J’ai parlé au correspondant de l’éditeur, on a écrit à Londres pour la proposition d’Auguste, dis-lui que je lui écrirai dès que j’aurai la réponse. — Le volume aura 440 pages. C’est plus gros que je ne croyais. C’est le tableau complet de l’homme et de la situation avec un petit coup d’œil sur le lendemain. — Chère amie, depuis que nous sommes ici, j’ai fait plusieurs dépenses personnelles pour Charles et pour moi. Je lui ai acheté des chemises, des souliers, un pantalon, etc. — Cela a fait un petit ensemble de notes dont voici le détail :

12 chemises 120 fr. 6 gilets de flanelle 55 1 pantalon d’hiver 25 2 pantalons d’été 30 1 gilet (pour moi) 15 1 chapeau (pour moi) 15 2 paires de souliers (pour Charles) 24 2 paires de souliers (pour moi) 26 310

Pour payer ces 310 francs, j’avais tiré sur Guyot ; or ce bon de 310 francs lui a été présenté le lendemain même du jour où tu avais pris de l’argent, de là non-paiement. J’écris tout de suite à Paris pour que le bon te soit présenté avant ton départ ; on le portera sans doute demain mercredi. Je te serai obligé de payer tout de suite. Ce sera à déduire sur les 2 116 francs.

Tu sais qu’on m’a fait dans les journaux d’ici et d’Allemagne sénateur, prince et grand aigle de la légion d’honneur avec deux millions de dotation ; moyennant quoi Napoléon-le-Petit rentrerait en portefeuille. J’ai haussé les épaules. Puis on a parlé amnistie.

Voici ce qu’a dit hier un journal catholique, l’Émancipation  ; Cela a surpris dans la bouche de ce journal qui est assez bonapartiste et m’avait attaqué la veille. Je ne comprends pas ce revirement. De leur côté les journaux démocrates ont parlé et voici ce qu’a publié aujourd’hui la Nation :

Charles avance son roman. Il m’a lu les premiers chapitres qui sont on ne peut plus réussis. C’est très remarquable et comme fond et comme forme. Je ne doute pas du succès et je crois que tu seras contente. Hetzel lui a déjà payé 200 francs sur le prix ; le reste (300 francs) quand il aura fini. — Un libraire veut imprimer ici mes discours complets, mais toujours de compte à demi. C’est un peu fantastique comme résultat. Je verrai ce que produira Nap.-le-Petit.

Chère bien-aimée, je n’ai pas le temps de t’en dire davantage, la poste me pressant. Une prochaine fois, nous parlerons affaires. Embrasse mon Adèle et mon Toto. — J’attends Toto le 25 au plus tard. Cela est absolument nécessaire. Pas d’hésitation possible. Charles lui explique pourquoi. Mon pauvre Toto serait tué en duel ou jeté à Cayenne avant 15 jours. Je le prie et au besoin je lui ordonne de venir. Dis-le-lui. Je vous embrasse tous avec toute ma tendresse.

Tendres amitiés à Auguste et à Meurice.

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