À Madame Victor Hugo.

Londres, lundi 2 août [1852].

Nous voici à Londres, chère amie. Je t’écris bien vite. Nous avons quitté Bruxelles, Charles et moi, avant-hier ; mes co-proscrits m’avaient donné la veille un dîner d’adieu. Le lendemain, plusieurs, entre autres Madier de Montjau et Deschanel, m’ont conduit à Anvers ; là m’attendaient nos co-réfugiés d’Anvers ; ils m’ont reçu et on a improvisé un banquet que j’ai présidé ; hier matin, les belges démocrates d’Anvers m’ont offert un grand déjeuner où ils ont invité tous les proscrits.

Au moment où nous nous mettions à table sont arrivés de tous les points de la Belgique une foule de représentants et de proscrits pour me dire adieu. Parmi eux Charras, Parfait, Versigny, Brives, Valentin, Étienne Arago, etc. — Déjà s’étaient rendus à Anvers pour le même objet Agricol Perdiguier, Gaston Dussoubs, Buvignier , Labrousse, Besse, etc., et une foule d’écrivains et de journalistes proscrits, Leroy, Courmeaux, Arsène Meunier.

Bocage est arrivé exprès de Paris. Tout ce voyage a été une longue ovation.

Madier de Montjau, au départ, m’a adressé un vraiment très beau discours, qui venait du cœur. J’ai assez bien parlé en réponse. Discours des écrivains, discours des représentants, discours des belges ; parmi eux Cappellemans, que tu as vu chez Paul et qui m’a dit des paroles touchantes. Au moment où je suis monté sur le Ravensbourne, à trois heures, pour venir à Londres, une foule immense encombrait le quai, les femmes agitaient des mouchoirs, les hommes criaient Vive Victor Hugo. J’avais, et Charles aussi, les larmes aux yeux. J’ai répondu Vive la République ! ce qui a fait redoubler les acclamations.

Une pluie battante venue en ce moment-là n’a pas dispersé la foule. Tous sont restés sur le quai tant que le paquebot a été en vue. On distinguait au milieu d’eux le gilet blanc d’Alexandre Dumas. Alexandre Dumas a été bon et charmant jusqu’à la dernière minute. Il a voulu m’embrasser le dernier. Je ne saurais te dire combien toute cette effusion m’a ému. J’ai vu avec plaisir que je n’avais pas semé en mauvaise terre.

Madier de Montjau et Charras m’ont prié, au nom de tous nos coproscrits de Belgique, de voir ici Mazzini, Ledru-Rollin, Kossuth, pour régler avec eux les intérêts de la démocratie européenne. Ils m’ont dit : parlez comme notre chef. Ceci me retiendra à Londres jusqu’à mercredi. Attends-nous donc à Jersey jeudi ou vendredi.

J’espère que tu es là passablement et qu’avant peu tu y seras tout à fait bien.

Londres est lugubre et hideux. C’est une immense ville noire. En y entrant on n’a qu’une envie, c’est d’en sortir. Charles se fait homme dans tout ceci, il va très virilement en avant.

Si Auguste est avec vous à Jersey, ce sera une grande joie pour moi de l’embrasser. J’ai écrit à Victor d’y être le 5 et j’y compte. Nous serons alors tout l’ancien groupe heureux.

Mon livre ne paraît que jeudi. Il y a eu des retards de prudence que je t’expliquerai. Je fais verser dans la caisse de secours des proscrits les premiers cinq cents francs qu’il me rapportera.

Je t’embrasse, chère femme bien-aimée. J’embrasse ma Dédé, que je n’ai pas vue depuis huit mois. Hélas ! oui, il y aura huit mois demain. Quel bonheur ! se revoir !

Share on Twitter Share on Facebook