À Madame Victor Hugo.

Bruxelles, mercredi 28 janvier.

Je commence, chère amie, par te remercier de tout et pour tout. Cette lettre te sera portée par madame de Kisseleff. J’ai passé hier chez elle une charmante soirée ; elle m’a fait dîner avec Girardin que je n’avais pas encore vu en effet. Il était venu chez moi et j’étais allé chez lui, sans que nous nous fussions rencontrés. Girardin m’a dit : Terminez vite votre livre, si vous voulez qu’il paraisse avant la fin de ceci. — Cependant je l’ai trouvé par un certain côté sceptique et bonapartiste. Il m’a dit : Mme de Girardin est aussi rouge que vous. Elle est indignée et elle dit comme vous ce bandit. — Il croit que le Bonaparte tombera sous trois mois, à moins qu’il ne fasse la guerre. Ce à quoi Persigny le poussera. Dans ce cas-là, la Belgique, dit-il, serait envahie fin mars. Il faudrait se mettre en sûreté d’ici-là.

Il y a eu revelléité de me mettre hors d’ici. Le ministère belge a tenu bon et en a été ébranlé. Lis ce que j’écris à Victor à ce sujet. Au reste, il faut toujours que vous lisiez tous toutes les lettres que j’adresse à chacun. C’est la même lettre qui se continue, et comme je suppose que vous lisez tous, je ne répète pas les faits. Il est également nécessaire d’être fort prudents à la Conciergerie. Ne lisez mes lettres qu’entre vous, n’en parlez qu’entre vous. Défiez-vous de la police toujours présente et aux écoutes. Vous devez être tous plus épiés que jamais.

Tout ce que tu me dis de l’effet du décret de spoliation est admirablement vrai et juste. Tous les crimes dans un, le Deux-Décembre, ont fait moins d’effet sur le bourgeois, boutiquier ou banquier, que cette confiscation. Toucher au droit, c’est peu, toucher à une maison, c’est tout. Cette pauvre bourgeoisie a son cœur dans son gousset.

Du reste elle se relève un peu, dit-on, et l’opposition libérale recommence. C’est bon signe, et ce qui est beau, c’est le courage des femmes. Partout les femmes redressent la tête avant les hommes. Du fond de mon trou, je leur crie bravo.

Maintenant causons de mon Charles. Il va venir ici. Il faut y travailler ou y périr d’ennui et de néant. Mais travailler à quoi ? Pas de journaux payants, et d’ailleurs le gouvernement belge ne permettrait pas à un écrivain français d’user ici de la liberté de la presse. Que faire alors ? Quel travail utile ? Voici les idées qui me sont venues : d’abord, ce que j’ai déjà écrit à Charles, faire à eux quatre une histoire des quatre dernières années à l’aide de la collection de l’Évènement, se partager la besogne avant le départ de Charles. Charles ferait ici sa part et le livre se vendrait très bien, mais fini. La librairie belge est ainsi.

Ensuite, pourquoi Charles avant de partir ne verrait-il pas Houssaye et Gautier ? Il pourrait leur envoyer d’ici pour la Revue de Paris des lettres sur la Belgique, non politiques, et qu’il ferait admirablement. Il me semble qu’il y aurait là pour lui une centaine de francs par mois. Je lui donnerais le nécessaire, cela lui donnerait le superflu.

Pensez tous à tout cela, consultez-vous dans le grand conseil de la Conciergerie. Que Charles prenne l’avis de mes deux chers burgraves, Auguste et Paul Meurice.

Remercie Béranger pour moi. Les bras ouverts de ton frère me touchent peu. Tu en dis très bien la raison.

Quant à Villemain, je lui suis reconnaissant de tout. Je lui suis reconnaissant à lui de t’avoir offert, et je te suis reconnaissant à toi d’avoir refusé. Chère amie, je trouve avec joie toute mon âme dans ton cœur.

Il faudra, je crois, songer à sous-louer l’appartement. Mon avis serait de le louer meublé (en retirant quelques meubles précieux ou fragiles que j’indiquerais) qu’en dis-tu ? Cela pourrait se louer ainsi cet été au moins 500 fr. par mois. Et ce serait une grande ressource. En ce cas-là, et si c’était ton avis et ta convenance, je crois qu’il me serait facile de faire mettre à ta disposition un autre appartement tout meublé où tu serais plus à l’étroit, mais bien. Il va sans dire qu’avant tout il faudrait que cela te convînt à tous les points de vue. Cette lettre devant te parvenir ouverte, je t’écrirai par Mme B... pour répondre à une partie de ta bonne lettre d’aujourd’hui qu’Eudoxie m’envoie.

Pense, chère amie, à m’envoyer par Charles tout ce que je te demande dans ma lettre d’hier, et puis moi, je vous envoie à tous mon cœur, ma pensée, ma vie. Je t’envoie, à toi en particulier, tout ce que j’ai de plus tendre dans l’âme.

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