À Madame Victor Hugo.

Samedi 14 février.

Ne dis pas, chère amie, que je n’ai pas le temps de lire ; écris-moi de bonnes longues lettres, je t’en supplie. Ne perds pas cette douce habitude de causer avec moi à pleines pages. Ta lettre si courte nous est arrivée hier soir, vendredi. Nous n’en avions pas eu depuis dix jours que Charles est arrivé. Nous, dans l’intervalle, nous t’avions écrit deux fois, la première fois par la poste, la seconde fois (avec un gros paquet de journaux d’ici) par M. St Edme Jobert. As-tu reçu la lettre et les journaux ? J’ai, moi, très peu de temps pour écrire. Charles vient de te dire notre vie. J’y ajoute ceci : Je me lève à huit heures du matin (je vais réveiller Charles qui reste assez habituellement au lit, malgré mon réveil), puis je me mets au travail. Je travaille jusqu’à midi : déjeuner. Je reçois jusqu’à trois heures. À trois heures, je travaille. À cinq heures, dîner. Je digère (flânerie ou visite quelconque) jusqu’à dix heures. À dix heures, je rentre et je travaille jusqu’à minuit. À minuit, je fais mon lit et je me couche. Je fais mon lit, voici pourquoi : les draps sont grands comme des serviettes et les couvertures comme des tapis de table. J’ai été obligé d’inventer un procédé pour tricoter tout cela de façon à avoir les pieds couverts, et chaque soir je refais mon lit. Charles dort tout bonnement.

Acquitte les 151 francs dépensés par Victor pour s’équiper. Je t’enverrai dans quelques jours la procuration pour toucher ce qui m’est dû à l’Institut et à l’Assemblée, et tu te rembourseras sur la somme que tu toucheras. Porcher t’a-t-il apporté de l’argent à la fin de décembre ? Combien ? Marque-moi la somme. — Deux autres recommandations : — 1°, écris-moi si tu as mis en sûreté la croix de diamants dont je t’ai parlé et qui était dans le coffre de drap. Aies-en bien soin. — 2° Mets de côté et garde précieusement quatre ou cinq rouleaux cachetés (en papier gris) qui sont dans le bas de l’armoire de ton père et qui contiennent des copies toutes faites de plusieurs de mes manuscrits inédits. Quand tu viendras me rejoindre tu me les apporteras. C’est toujours cela de copié. Je ferai faire les copies du reste.

J’ai promis à notre cher Paul Meurice un dessin. Celui du petit album ne compte pas. À côté de mon lit, devant la glace, derrière le petit coffret de laque à couvercle rond, il y a un grand dessin très réussi qui représente deux châteaux dont un dans le lointain. Fais-le encadrer avec trois pouces environ de marge blanche et donne-le de ma part à Paul Meurice. Remercie-le de sa charmante lettre. Dis à Auguste, qui m’a écrit comme toujours une lettre pleine de choses profondes, dis à Meurice et à Victor que je leur ferai les vers qu’ils veulent. C’est bien le moins que je jette quelques strophes à travers leurs barreaux.

Mon Charles est bon et charmant. Il réchauffe un peu le froid que j’ai loin de vous tous. Le difficile est de le faire travailler. Je n’ai pu encore lui arracher que quelques pages, excellentes du reste, sur ce qui s’est passé à la Conciergerie. Dis à nos trois prisonniers de recueillir leurs souvenirs et ceux des autres, et de m’envoyer tous les faits qu’ils pourront. — Je reviens à Charles. En attendant l’Histoire des quatre années, qu’Hetzel trouve chose excellente et très vendable, mais qui sera plus faisable quand vous serez tous là, je lui ai dit d’écrire un livre avec ses six mois de prison, et notre voyage à Lille. La Conciergerie et les Caves, voilà un beau et bon volume. Il me promet, il est doux comme une bonne fille, mais il ne commence pas. Je ne me plains pas, car je ne veux pas que tu le grondes. Je travaille pour tous. Seulement je crains que le temps ne se perde. Les années passent et les habitudes viennent. L’autre soir il était sorti, je travaillais. À minuit, on cogne à ma porte. — Entrez. — Monsieur, me dit l’hôtesse, monsieur votre fils a-t-il la clef ? (de la porte du dehors). — Non, madame. — En ce cas, je vais l’attendre. — Non, madame. — Comment faire alors ? — Couchez-vous. Je vais descendre dans votre boutique (l’entrée de mon logis est une boutique de tabac), j’écrirai tout aussi bien sur votre comptoir que sur ma table, et j’attendrai mon fils.

Je me suis installé, en effet, dans le comptoir ; je me suis juché sur le haut tabouret de la marchande, et j’ai écrit là. À trois heures du matin, Charles est rentré, il a été stupéfait de me trouver griffonnant sur ce comptoir et l’attendant. Je ne lui ai pas fait de reproches. Mais depuis lors, il n’est guère rentré passé minuit.

Pour ce qui est de mes affaires de librairie, la Belgique a peur, et une librairie belge libre, même purement littéraire, est impossible en ce moment. La chose que j’avais cru toucher recule. La contrefaçon n’est pas encore tuée légalement et l’invasion est imminente. Deux causes de retard. Il faut donc attendre encore. Hetzel va partir pour Londres et tâcher de nouer la chose en Angleterre. Tout cela exige que nous ne relâchions rien de notre vie étroite d’exilés mangeant trois francs par jour. — Je donne pourtant çà et là à Charles quelque « tigre à cinq griffes ». Le tigre s’en va en fumée.

Tout à l’heure on a cogné à ma porte. J’ai interrompu ma lettre. C’était le directeur des Variétés, M. Carpier, qui vient de Paris, m’a-t-il dit, exprès pour me voir. Il m’a demandé, avec mille instances et offres, une pièce pour Frédérick, le Don César. Il m’a fort parlé d’Auguste dont il sent le haut avenir dramatique. Il m’a paru homme intelligent. Il m’a dit que le Maupas avait poussé un cri de joie à l’idée d’une pièce de moi, se figurant sans doute que la littérature m’ôterait à la politique. Je lui ai dit qu’après la publication de mon livre, je verrais, mais que je devais ne rompre maintenant le silence que par un soufflet sur la joue du coup d’État. Il m’a offert de faire venir répéter sa troupe à Bruxelles ou à Londres, où je serais. Je dois le revoir encore.

Je suis charmé que le Voyage soit dans la Revue. Quant à mon enfance, ajourne. Je suis absorbé en ce moment par Bonaparte. — À bientôt, chère, bien chère amie. Mes tendresses à ma Dédé. Prends-en beaucoup pour toi.

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