À Madame Victor Hugo.

Bruxelles, 22 février.

Serrière sort d’ici et nous a remis le paquet que tu nous envoies.

Je commence par te dire que tu es une noble et admirable femme. Tes lettres me font venir les larmes aux yeux. Tout y est dignité, force, simplicité, courage, raison, sérénité, tendresse. Si tu parles politique, tu le fais bien, tu vois juste et tu dis vrai. Si tu parles affaires et famille, c’est un grand et bon cœur qui parle. Comment donc peux-tu me supposer, avec toi — et avec personne, — un double fond ? Qu’ai-je à cacher, à toi surtout ?

Ma vie défie le soleil, et mon âme aussi ! Tu me parles argent à regret ? Je le comprends. Nous sommes pauvres, et il faut passer dignement un défilé qui peut finir vite, mais qui peut être long. J’use mes vieux souliers, j’use mes vieux habits, c’est tout simple. Toi, tu supportes les privations, les souffrances même, souvent l’extrême gêne, c’est moins simple, puisque tu es femme et mère, mais tu le fais avec bonheur et grandeur. Comment donc pourrais-je douter de toi ? À quel propos et pourquoi ? Est-ce que j’ai quelque chose qui ne soit pas à toi ? Ne dis pas ton argent, dis notre argent. Je suis administrateur, voilà tout. Quand je verrai mes pauvres bons fils travailler comme moi, quand je verrai naître un débouché et un libraire quelque part, à Bruxelles ou à Londres, n’importe où, pourvu que ce soit dans une terre libre, quand j’aurai vendu un manuscrit, je dirai : C’est bien et je ferai à tous la vie plus large. En attendant, il faut souffrir un peu. Quant à moi, c’est de vos souffrances que je souffre et non des miennes.

Tout ceci t’explique ma rigidité en matière de dépenses. — La recette n’est pas encore assurée, et nous ne vivons pas encore en couvrant nos frais. Cela viendra, mais n’est pas venu. — Mais comment peux-tu voir là de la défiance ? C’est de la réserve comme j’en ai vis-à-vis de moi-même. Tu sais bien que toute ma vie j’ai commencé les privations et les économies par moi. Chère amie, j’aurais là toute notre fortune que je te la livrerais, en peux-tu douter ? Je te dirais seulement : prends garde. — Je puis vous manquer un beau matin, et il faut tâcher d’avoir après moi le capital. La dignité même de ton caractère l’exige. Je ne veux pas que tu aies jamais besoin de personne. Vis comme tu as toujours vécu, sans moi comme avec moi, fièrement, dignement, regardant de haut les gouvernements, les hommes, les choses, n’ayant souci ni besoin d’aucune protection. C’est là l’avenir que je te veux, et à mes enfants. De là, je le répète, ma rigidité actuelle.

Si je ne t’ai pas encore envoyé la procuration pour l’Institut, c’est que le temps me manque à la lettre pour aller chez le notaire. C’est une journée entière à dépenser. Je le ferai pourtant, et je sens que la chose presse.

Mes lettres te paraissent quelquefois laconiques sur certains points intimes dont je causerais avec toi à cœur ouvert. Mais il faut bien que tu saches que les lettres sont souvent décachetées à la frontière par ceux mêmes qui les portent afin d’éviter une amende de 500 fr. par lettre contre quiconque frustre la poste d’une lettre. Cela est absurde, mais cela est ainsi. Ceci te fait comprendre mieux certaines réticences sur des points délicats.

Pour te parler d’un de ces points, les choses qu’on t’a dites sont pures chimères. Henri D… est un esprit léger, je ne le croyais pas méchant et faux. Il gâte ainsi un vrai service rendu. Si tu savais le fond réel des choses, toi qui es la grandeur d’âme, tu prendrais en gré (sinon en affection) l’abnégation, le sacrifice, la résignation et le dévouement. La femme dont je parlet’admire et te respecte au delà de tout le monde, et ne fait allusion à toi qu’avec religion. Voilà la vraie vérité, vois-tu. Mais c’est égal, les sots jasent. Dédaigne leur jaserie.

Je vois, d’après la réponse que Charles te fait et qu’il m’apporte, que tu l’as un peu grondé dans ta lettre. Ne le gronde pas. J’ai besoin de le voir à côté de moi heureux et content, et s’il ne veut pas travailler, qu’y faire ? Un jour ou l’autre, je l’espère, la raison viendra, une affaire le tentera et il se mettra au travail. En attendant, je tâche qu’il soit heureux, je ne lui fais aucun reproche, je le laisse entièrement libre, et je fais ce que je peux pour qu’il se plaise près de moi. Je suis triste qu’il ne t’en dise pas un mot dans sa lettre. — Un jour, plus tard, mes enfants sauront tout ce que j’aurai été pour eux.

Mon livre avance. Il serait fini dans huit jours (en travaillant les nuits), s’il le fallait. Mais je ne vois pas encore urgence. Il m’arrive tous les jours de nouveaux renseignements qui me forcent à refaire des parties déjà écrites. Cela m’est fort pénible. Je ne crains pas le travail, mais je hais le travail perdu. Je ne sais pas encore si je joindrai les faits de la province à ceux de Paris. Cela pourrait devenir long et monotone. D’ailleurs Paris seul décide tout et a tout décidé le deux décembre comme toujours. Je ne donnerai probablement que le plus curieux des faits de province et en résumé ; seulement ce qu’il faudra pour faire ressortir le mensonge de la prétendue jacquerie. Et puis je crois qu’il vaut mieux pour la propagande et la vente que le livre n’ait qu’un volume.

Quant au journal, sauf plus ample réflexion, je suis de l’avis d’Auguste. Rien à faire sous cette loi. Si un succès de journal littéraire était possible, il faudrait cependant examiner. On bornerait la politique aux faits et l’on ferait une magnifique littérature-opposition. Mais laisserait-on faire cela ? Consultez-vous entre vous. Vous voyez le terrain de plus près.

À propos de bonne politique et de bonne littérature, voici une noble lettre :

« Monsieur,
« Comme je ne vous reconnais pas le droit de dépouiller ma famille, je ne vous reconnais pas davantage le droit de m’assigner une dotation au nom de la France. Je refuse le douaire.
« Hélène d’Orléans. »

Charles te raconte que je l’ai mené à Louvain. On m’y a fait grand accueil. Le bibliothécaire m’attendait à la bibliothèque, le directeur de l’Académie à l’Académie, l’échevin à l’Hôtel de Ville. On m’a donné une médaille. Le curé ne m’attendait pas à l’église. J’y suis allé pourtant. La ville était en rumeur. Les élèves de l’Université me suivaient dans la rue à distance. L’un d’eux m’a écrit : — Nous n’avons pas crié vivat de crainte de donner ombrage, à votre sujet, à notre pauvre petit gouvernement.

Chère amie, je te finis cette lettre à dix heures du soir. Je vais l’envoyer chez Serrière qui part demain matin. Plusieurs représentants, Yvan, Labrousse, Barthélemy sont là autour de moi qui me parlent de toi et t’envoient leurs respects. J’écrirai à Abel et à Béranger, ainsi qu’à Mme Ménnechet et Lucas. J’écrirai à mon Victor et à ma courageuse et charmante petite Adèle. Je dis petite, quoiqu’elle soit aussi grande que toi, mais je la vois toujours haute comme ça, disant : papa é i.

Remercie Meurice de sa belle et bonne lettre et embrasse toute ma Conciergerie. — À toi, à vous tous.

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