À Hetzel.

Marine-Terrace, 15 mai 1853.

Au moment où je reçois votre lettre du 11 mai, vous recevez ma lettre du 13. Continuation de nos chassez-croisés. Nous avançons cependant. Mais il me semble que cette fois vous déviez un peu. Je vais venir à la déviation, mais je commence par l’approbation. J’approuve tous vos arrangements pour l’imprimerie, faites, allez, mettez la chose en train. J’accepte tout pour ma part dans les termes où vous me l’écrivez. Donc vous n’êtes pas compromis, ni laissé là par moi. Il est excellent d’avoir une imprimerie, et soyez tranquille, je vous donnerai de l’ouvrage.

Cela posé et bien dit, voici en quoi selon moi vous déviez : vous abandonnez l’idée de l’édition expurgée, vous voulez ne plus faire qu’une édition, vous vous leurrez à ce sujet complètement d’illusions ; point de procès, dites-vous ; détrompez-vous. Vous aurez procès, et si vous n’êtes pas très alerte et très adroit (qualités que vous avez, vous, mais qui manquent aux belges, témoin Tarride), vous aurez saisie de l’édition peut-être entière. Quant au procès, vous savez que je ne puis venir le plaider, pas d’illusion encore. Vous le perdrez, et comme le livre sera déclaré incendiaire, vous aurez le maximum, plus la saisie maintenue.

Voyez ce que devient l’affaire dans ce cas. Or, je connais le livre et je vous prédis à coup sûr. — Avec l’édition tronquée, aucun de ces dangers ; on paraît, on est à l’abri, on est inattaquable. Oui, dites-vous, mais l’édition clandestine ? Oh ! ici, il y a péril, mais péril beaucoup moindre qu’avec une seule édition. Dans ce dernier cas, c’est vous, c’est le gérant qui courez tous les dangers. Dans le cas de la clandestine, vous ne risquez presque rien. S’il y a procès, qui sera poursuivi ? le maladroit vendeur quelconque, Rosez peut-être ou tout autre qui se laissera pincer. Dans ce cas-là, ni le procès, ni l’amende, ni la prison ne nous regardent. Voyez l’avantage. — Je comprends que vous dites : oui, mais comment imprimer les deux éditions de front avec une seule imprimerie, la nôtre, quelle lenteur ! Et puis, en justice, on reconnaîtra nos caractères et quelle que soit l’étiquette du sac, Genève ou Bréda, on nous condamnera. Ici je reprends la parole et je dis : — Sans doute, mais profitons de ce qui a été fait des deux côtés, tirons à la fois parti de l’imprimerie de Bruxelles et de l’imprimerie de Jersey ; l’imprimerie de Jersey fera l’édition clandestine, l’imprimerie de Bruxelles l’édition tronquée ; pas de temps perdu, pas d’identité de caractères ; tous les périls évités, tous les avantages réalisés. J’insiste sur tout cela. Songez-y. Cela me paraît être absolument le vrai. De cette façon nous tirons parti de tout ; ce que vous avez fait là-bas est bon, et ce que j’ai fait ici est utile.

Quant aux prix, d’après les deux dernières lignes de la lettre de M. Moertens (très bonne et très honorable lettre), je vois qu’ils seraient presque les mêmes à Jersey qu’à Bruxelles ; la page pour laquelle ils demandent ici 1 fr. 70 (composition 2 fr. 50, toute clichée) aurait 31 ou 32 lignes ; celle de M. Mœrtens n’en aurait que 25. En outre, la composition est plus chère sur ce caractère perle à cause de sa petitesse qui augmente la peine des ouvriers. Défalquez le port des épreuves et le port du manuscrit (qui sera fort lourd) par la poste, et vous verrez que les prix reviennent au même. J’ajoute ceci : pour imprimer ces vers, il faut le caractère perle (je vous envoie un spécimen ; le caractère des notes de Nap.-le-Pet. serait encore mieux). Avez-vous ce caractère ? Il en faut au moins deux feuilles (de 64 pages) pour pouvoir marcher lestement. C’est un caractère peu usité et qui ne servira guère que pour cela. En grèverez-vous l’imprimerie naissante ? Ne vaut-il pas mieux laisser faire cette dépense par l’imprimerie d’ici qui y consent ? Quant à la nécessité du caractère, jugez-en.

Voici un vers long :

Tandis qu’en bas dans l’ombre on souffre, on râle, on pleure.

Même avec le caractère perle, il faudra entamer la garniture pour ne pas le replier (je m’oppose carrément au repli ; un vers replié n’est plus un vers, et plus il est beau, plus il est laid). Reste donc ceci : introduire les clichés. Mais si vous reculez devant la difficulté d’introduire 150 livres de plomb, comment songiez-vous à introduire des ballots de livres imprimés à Bréda ? Au reste, on me dit que les clichés passent comme plomb fabriqué en payant un droit. S’en assurer.

Cher compagnon de guerre, je crois qu’il y aurait sagesse et utilité à tous les points de vue de faire ainsi.

Je résume l’opération en ces deux termes : 1° Expédier de Jersey la clandestine toute clichée (coût 1 000 fr. ; 2° imprimer là-bas à notre imprimerie en même temps sur épreuves, et avec les lacunes indiquées par vous, l’expurgée, et tirer la clandestine à bras sur les clichés. Vous voyez qu’il reste encore une forte besogne à notre imprimerie, et que, de plus, ceci lui sauve l’achat de deux feuilles (64 pages) de caractères perle. Remarquez bien que, de cette façon, tout ce que vous avez fait là-bas est intact et utilisé.

Voilà toutes mes insistances. Je crois fermement être dans le vrai. — Cependant, si vous persistiez à répudier l’auxiliaire de Jersey (il faudrait en ce cas payer les clichés d’essai), voici ce qui resterait à faire : imprimer de front à notre imprimerie les deux éditions, l’expurgée et la clandestine, car je vous déclare que l’opération est folle autrement ; j’en parle en connaissance du livre, procès, saisie, perte sèche. Pour cette double impression, doubles caractères, doubles ouvriers, double dépense, puis péril en justice du caractère reconnu, et faisant transparente la clandestinité, enfin embarras de l’envoi du manuscrit et du va-et-vient des épreuves. (En cas d’envoi du manuscrit, je l’enverrais par tiers, mais à des intervalles, car vous n’avez pas besoin de tout à la fois, et jusqu’au dernier moment, je touche à l’œuvre. Ne faudrait-il pas charger les paquets à la poste ? Savez-vous quels sont les procédés pour cela, et les formalités ? Dites-le-moi.)

J’ai tâché de tout mettre sous vos yeux. Lisez ma lettre deux fois, et décidez. Il n’y a qu’un point auquel je tiens absolument, car autrement l’affaire serait folie, c’est la double édition, expurgée publique, et clandestine complète ; toute l’opération, sécurité et profit, est là. Voyez si vous pouvez faire les deux éditions de front et en six semaines dans notre imprimerie. Autrement, croyez-moi, clichez la clandestine à Jersey. Décidez, et répondez vite, vite. Si vous acceptez Jersey, écrivez pour l’imprimeur la lettre qu’il vous demande dans sa lettre du 13.

Je prends cette marge pour y mettre toutes nos plus tendres amitiés.

L’histoire du pot de chambre-cercueil est ravissante. — Remarquez que j’étais allé au-devant de votre désir de 500 francs de plus ; dans ma dernière lettre je vous dis que je vous donnerais 2 000.

Et le compte de Tarride ? Et les comptes de Marescq ? Et les Œuvres oratoires ? Et Cappellemans ?

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