À Jules Janin.

17 mars [1853]. Marine-Terrace.

Que vous êtes heureux, cher poëte ! Tous les lundis vous écrivez à toute l’Europe des lettres, d’admirables lettres, pleines de cœur, de grâce, de poésie, d’esprit, de style, et toute l’Europe les reçoit et les lit, y compris le proscrit auquel cette manne arrive dans sa solitude. — Mais, nous autres, nous écrivons, nous jetons nos lettres à la poste et la poste les mange. J’écris à Jules Janin et c’est M. Bonaparte qui reçoit les lettres. Voilà un ennui…

Aujourd’hui pourtant, j’espère, grâce au détour que je vais prendre, que ces quelques pages vous arriveront.

Victor m’est revenu tout à fait. Il est près de moi, ce qui m’est doux, et ce qui m’est plus doux encore, il est heureux. Vous lui avez dit plusieurs bonnes paroles qui ont laissé trace dans son esprit. Aujourd’hui, il a les deux yeux tout grands ouverts sur ce qui a été sa folie, et il nous remercie tous, comme un naufragé tiré de l’eau. Les premiers moments ont été durs. Ce pauvre enfant a eu quelques semaines de douleur navrante. En le voyant pleurer à cause de l’amour, je songeais à ce petit Toto des Roches, qui tapait dans ses deux petites mains, en criant : le pape des fous. Vous le rappelez-vous, et ce beau jardin, et ce beau soleil, et les immenses dîners si pleins de joie, et le bon rire de notre père à tous, M. Bertin ? C’était là un temps charmant. Où est-il ce doux mois de mai de notre jeunesse ? Aujourd’hui, vous êtes un grand esprit à demi enchaîné ; moi, je suis un proscrit.

Cela n’empêche pas le printemps de revenir, et j’en remercie Dieu. Je sens déjà dans ma fenêtre des souffles d’avril. Mon petit jardin est plein de pâquerettes comme pour Gœthe et de pervenches comme pour Rousseau. Les poules de ma voisine sautent par-dessus le mur et viennent becqueter familièrement mes brins d’herbe. Vingt pas plus loin, la mer fait comme les poules et saute toute écumante par-dessus mon parapet. Le soleil joue sur tout cela, et à travers une déchirure de nuages j’aperçois la France, à l’horizon. Italiam ! Italiam !

Je fais des vers, toutes sortes de vers, des vers pour mon pays et des vers pour moi. — Ceux-ci, je les garde. Les autres, je vais les publier ; vous les lirez quelqu’un de ces jours. Ces vers ont un double but : châtier dès à présent les coupables régnants, et empêcher dans l’avenir toute représaille sanglante. Si le ciel me prête force et vie, il n’y aura pas une goutte de sang versée à la prochaine révolution. J’ai tâché dans ce volume, comme dans N.-l.-P. de résoudre ce problème : Clémence implacable.

Outre vos sympathiques lettres du lundi, écrivez-moi de temps en temps, cher poëte. Vos cinq pages, si tendres, si nobles, si éloquentes, m’ont remué le cœur. Quelle bonne chose d’aimer les hommes qu’on admire ! Je vous remercie de me donner ces deux joies.

Tuus.

V. H.

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