À Villemain.

19 mars 1854.

J’ai besoin de vous remercier, cher ami ; j’ai su, car tout finit par arriver aux solitudes, votre démêlé au sujet d’un article où vous aviez mis mon nom. J’en ai été fier et heureux : ce que vous faites est digne de ce que vous êtes. Le courage et la hauteur de cœur vous vont.

Votre souvenir m’a charmé ; il ne m’a pas consolé : je n’en ai pas besoin. J’ai la même affliction que vous pour la chute de la liberté, la honte de la France ; voilà toute ma douleur, je n’en ai pas d’autre. Je n’ai pas de grief personnel. Je remercie Dieu de ce qu’il a bien voulu faire de moi, de l’épreuve que je subis, de la ruine où je médite. Je trouve bonne l’adversité, bonne l’injustice, bonne la haine, bonne la calomnie qui se glisse comme le ver dans le sépulcre. Si toutes ces choses qu’on est convenu d’appeler le malheur et qui sont sur moi, pèsent le poids d’un caillou dans le progrès humain, je bénis la destinée.

J’ai tort pourtant de dire que je n’ai pas besoin d’être consolé, car quel abaissement, cher ami ! Comme on se rue dans l’abjection ! ces juges ! ces prêtres ! et cela en France ! et quelle fange après tant de gloire ! mais je regarde l’avenir, et je dis encore : tout est bien.

Si j’étais à Paris en ce moment, savez-vous où j’irais ? J’irais à l’Académie, d’abord pour vous serrer la main, puis pour tâcher de faire couronner la poésie, quel que soit le scandale, en plein Institut. Vous rappelez-vous comme je me débattais, il y a trois ans, avant le déluge, pour ce poëme sur Mettray ? L’Académie a fini par le couronner, et il a bien fait. Je lutterais encore aujourd’hui (les bonnes et douces luttes, hélas !) pour le même talent, pour le même poëte, pour la même poésie. Oui, je tâcherais de renouveler cet esclandre : le poëte glorifié par l’Académie, l’imagination couronnée par le dictionnaire ! Vous qui avez l’imagination de bel écrivain, ce qui ne vous empêche pas de gouverner souverainement le dictionnaire, cher Villemain, permettez que je vous recommande mon numéro 42. Vous y retrouverez tout ce que vous avez applaudi dans le poëme sur Mettray, la couleur, la pureté, l’éclat, la vie, une certaine force qui est si féminine, tant elle est mêlée à la grâce, de beaux vers à chaque instant, je ne sais quoi d’élevé qui touche à l’idéal, un grand souffle, et l’on envoie tout cela à l’Académie ! Oui, pardieu, et quand la poésie couronnée d’auréoles, vêtue de sa pourpre, semée d’étoiles, se présente à l’Institut, l’Académie lui fermerait la porte au nez ! non, vous êtes là, et vous avez la clef.

Mon illustre confrère, on me promet un livre de vous. Vous jugez de mon impatience. Si vous avez toujours la bonne pensée de me l’envoyer, faites-le remettre, je vous prie, chez M. Paul Meurice, rue Laval, 26, avenue Frochot, lequel me le transmettra à Jersey.

Savez-vous ce que c’est que Jersey ? Prenez une carte de l’Archipel, et cherchez-y Lemnos. Lemnos, c’est Jersey. Par le plus capricieux hasard du monde. Dieu a fait deux fois la même île ; il a donné l’une aux grecs, l’autre aux celtes. Jersey, appliquée sur Lemnos, s’y superposerait presque exactement.

C’est de là que je vous écris, non de l’île où l’on fait la foudre, mais de l’île où on l’attend.

Car sur de telles choses et sur de tels hommes, le tonnerre finira bien par tomber.

Cher ami, vous reverrai-je jamais ? Je vous serre tendrement la main.

Victor Hugo.

Ma femme et ma fille vous envoient leur plus cordial souvenir.

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