À Madame de Girardin, à Paris.

Marine-Terrace, 4 janvier 1855.

Cette année 1855 a eu pour nous un point du jour ; c’est votre lettre. Elle nous est arrivée pleine de rayons comme l’aube, et, comme l’aube, avec quelques larmes. En la lisant, il me semblait voir votre beau visage calme qui ressemble à l’espérance. Tout Marine-Terrace a été éclairé un moment comme par un éclair de joie.

Je ne suis pas pressé, moi, car je suis beaucoup plus occupé du lendemain que de l’aujourd’hui ; ce lendemain devra être formidable, destructeur, réparateur et toujours juste. C’est là l’idéal. Y atteindra-t-on ? Ce que Dieu fait est bien fait ; mais, quand il travaille à travers l’homme, l’outil va quelquefois à la diable et fait des siennes malgré l’ouvrier. Espérons pourtant et préparons-nous. Le parti républicain mûrit lentement dans l’exil, dans la proscription, dans la défaite, dans l’épreuve. Il faut bien qu’il y ait un peu de soleil dans l’adversité, puisque c’est elle qui fait lever la moisson, et qui fait croître l’épi dans la tête de l’homme.

Je ne suis donc pas pressé, je suis triste ; je souffre d’attendre, mais j’attends, et je trouve que l’attente est bonne. Ce qui me préoccupe, je vous le répète, c’est l’énorme continuation révolutionnaire que Dieu met en scène en ce moment derrière le paravent Bonaparte ; je crève ce paravent à coups de pied, mais je ne souhaite pas que Dieu l’enlève avant l’heure. Du reste, vous avez raison, la fin est visible dès à présent. Nulle autre issue à 1855 que 1812 ; Balaklava s’appelle Bérézina ; la petite N tombera comme la grande dans de la Russie. Seulement la Restauration se nommera Révolution.

Vous, votre nom est Mme de Staël en même temps que Mme de Girardin, vous n’êtes pas Delphine pour rien, et, avec une charmante indifférence d’astre, vous couvrez de rayonnements ce cloaque. J’y flamboie, vous y brillez, et, de loin, du fond de l’ombre, le flamboiement salue l’auréole. Vous avez tous les succès qui vous plaisent ; hier, chez Molière, aujourd’hui chez M. Scribe. Il vous convient de sacrer le vaudeville comédie, et vous le faites, et Paris bat des mains, et Jersey recommande à Guyot de toucher de bons droits d’auteur qui amèneront peut-être la muse dans ce Carpentras de l’océan. — Car vous nous le promettez un peu ; n’oubliez pas ce détail, je vous prie. — En vous attendant, notre Carpentras donne des bals, où vos fleurs font merveille. Votre bouquet et ma fille ont dansé, l’une portant l’autre, et ont fort ébloui les anglais chez lesquels la Crimée n’a pas encore tué le rigodon. On me dit Paris moins folâtre, je le comprends. La honte est encore plus triste que le malheur.

Du reste, la foi à une chute prochaine de M. B. est dans l’air ; on me l’écrit de toutes parts. Charles disait tout à l’heure en fumant son cigare : 1855 sera une année œuvée.

J’ai causé hier de vous avec Le Flô, qui vous admire et vous adore ; contagion de Marine-Terrace. Comme il vient souvent me voir, cela lui vaut, à Paris, l’ouverture de ses lettres, et dernièrement le préfet de police en aurait envoyé une au ministre de la guerre, qui l’aurait montrée à numéro iii, lequel aurait lu, puis dit : Allons, Victor Hugo a fait de ce Le Flô un rouge.

Le Flô m’a redit le mot ; je l’en ai félicité.

D’ici à deux mois, vous aurez les Contemplations. Envoyez-moi votre nouveau succès. Vous trouverez sous cette enveloppe le speech dont vous me parlez, qui a fait bruit en Angleterre, et m’a valu une menace en plein parlement à laquelle j’ai riposté. Je vous envoie, sous ce pli, ma réplique à la menace.

J’ai dessiné pour vous ma carte de visite. La chose étant non politique, je vous l’enverrai de Jersey. Ce sera une assez grande enveloppe. Je la ferai charger à la poste, et je pense qu’elle vous arrivera presque en même temps que cette lettre.

Les Tables nous disent, en effet, des choses surprenantes. Que je voudrais donc causer avec vous, et vous baiser les mains, ou les pieds, ou les ailes ! P. M. vous a-t-il dit que tout un système quasi cosmogonique, par moi couvé et à moitié écrit depuis vingt ans, avait été confirmé par la table avec des élargissements magnifiques ? Nous vivons dans un horizon mystérieux qui change la perspective de l’exil. — Et nous pensons à vous, à qui nous devons cette fenêtre ouverte.

Les Tables nous commandent le silence et le secret. Vous ne trouverez donc dans les Contemplations rien qui vienne des tables, à deux détails près, très importants, il est vrai, pour lesquels j’ai demandé permission (je souligne) et que j’indiquerai par une note.

Share on Twitter Share on Facebook