À Émile Deschanel, à Bruxelles.

Marine-Terrace, 14 janvier 1855.

Je travaille presque nuit et jour, je vogue en pleine poésie, je suis abruti par l’azur ; de là mon silence, cher poëte, mais je vous aime.

Vos reproches sont justes, charmants, et injustes. Je pense à vous bien souvent. Le mercredi soir il me semble que j’ai une heure plus vide que les autres ; et ma bête dit à mon esprit : Que tu es bête ! il y a trop loin pour aller ce soir à son Cours.

Vous êtes mon voisin pourtant : vous voilà installé magnifiquement dans cette Grande Place où j’ai niché sept mois entre le haut beffroi plein du duc d’Albe et la bouteille à encre d’où sortait Napoléon-le-petit. Vous rappelez-vous ? Vous veniez le matin ; Charras était dans un coin, Lamoricière dans l’autre, fumant dans la pipe de Charles ; Charles et Hetzel sur le canapé qui me servait de lit ; et, avec le beau soleil dans ma large fenêtre, je vous lisais une page du livre. Les bonnes poignées de main qu’on se donnait ensuite !

Maintenant tout s’est coloré autrement, en rose pour vous, en sombre pour moi. Vous êtes marié au succès, au bonheur, à une charmante femme, à un public amoureux, aux applaudissements, aux sourires ; moi j’ai épousé la mer, l’ouragan, une immense grève de sable, la tristesse et toutes les étoiles de la nuit.

Je vous souhaite, madame, la bonne année, deux patries et deux hommes, la Belgique plus la France, et votre mari plus un fils 1854.

Écrivez-moi, cher ami, jetez dans mes rêveries ce bon rire gaulois et naïf que vous avez et que j’aime. Nous attendons le petit Franco-Belge à époque fixe : nous savons que vous visez juste.

Je prends vos deux baisers et je vous en rends quatre, un sur chaque joue.

V. H.

Dites à mon excellent et cher Hetzel que je fais force de rames vers lui. Ce sera un livre à part que ces Contemplations. Si jamais il y aura eu un miroir d’âme, ce sera ce livre-là.

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