À Paul Meurice.

Marine-Terrace, 25 juin 1855.

Vous avez Auguste en ce moment, cher poëte, et je pense qu’il vous dira tout ce que je ne puis vous écrire. Nous espérons, d’après les dernières nouvelles, qu’il aura trouvé sa mère hors de danger immédiat, et que ce n’est pas le deuil qu’il a été chercher à Paris. Si ses inquiétudes, comme nous le croyons, sont dissipées, nous lui envions vos bonnes causeries, vos charmantes intimités de toutes les heures, et ces épanouissements de grâce et de cordialité dont vous avez laissé le souvenir à Marine-Terrace. Vous êtes, vous, cher ami, à la veille d’un immense succès, vous allez jeter sur l’immonde Paris d’à présent le manteau de pourpre du Paris passé et du Paris avenir. Les journaux nous arrivent déjà tout pleins de votre rumeur. Je tâcherai de deviner le soir de la première représentation et je vous enverrai à travers l’ouragan l’applaudissement de mon rocher... Je dis l’ouragan, car Auguste vous dira que nous n’avons pas d’été ; le soleil commence à avoir un visage d’exilé et me fait l’effet d’avoir été un peu jeté hors du ciel. Au fait, il était coupable de lumière. Ce serait juste.

En attendant, nous avons des fleurs de tolérance comme la France a les idées, et guère plus de papillons que vous de journaux. La vie passe tout de même. Quant à moi, je me plonge dans Les Contemplations. Qui m’aime m’y suive. J’ai envoyé la première partie du manuscrit ; mais je n’ai pas encore d’épreuves. Cela viendra pourtant. Mais c’est une rude chose de donner des bon à tirer à travers l’Océan. Dites à Auguste qu’hier en me promenant au Rocher des Proscrits, j’ai reçu tout à coup une grosse pierre sur la tête ; je me suis relevé le visage en sang ; j’ai plongé la blessure dans l’eau de mer ; j’ai fait deux lieues à pied ; et je suis bien ce matin. Le docteur Cornet qui se baignait avec moi a vu la pierre et est resté stupéfait que je ne sois pas tombé sous le coup. Je crois que c’était tout bonnement des enfants qui jouaient ; mais on n’ôtera pas de la tête des proscrits que c’est un guet-apens. J’ai montré la pierre aux gamins du Dick et je leur ai dit : « Une autre fois, prenez-en de moins grosses. » Le soir, les proscrits sont venus en masse savoir de mes nouvelles et Saint-Hélier était en rumeur.

Cher poëte, je crains que tout ce que je vous envoie ne vous parvienne pas ; je ne crois pas que vous ayez reçu ma dernière lettre à M. B.. Je vous en ai pourtant envoyé de deux formats différents. Je ne mets rien dans cette lettre-ci, pensant que de cette façon elle vous parviendra peut-être. Vous y trouverez pourtant trois choses que je vous serai obligé de faire remettre à leurs destinations. 1°, un mot pour ma belle-sœur Julie, madame Abel. 2°, une petite lettre pour Paillard de Villeneuve au sujet de mon appel. 3°, un dessin sous enveloppe pour Mme d’Aunet, que vous serez bien aimable de lui faire porter le 2 juillet. Je pense que c’est à peu près le moment où ceci, vous parviendra.

26 juin.

J’ajoute un mot. La lettre d’Auguste nous arrive, dites-le-lui, je vous prie. Nous l’avons lue tout haut autour de la table où il était encore il y a huit jours, et qui, nous l’espérons bien, le reverra bientôt. Nous croyons que les symptômes aigus, déjà domptés, céderont tout à fait ; il ne restera plus que la maladie chronique qui peut durer des années. Notre cher Auguste conservera sa mère. Hélas ! moi, mon frère ; votre charmante femme, sa mère ; vous, votre frère et votre mère ; Auguste, sa mère ; c’eût été trop.

Je serre toutes les mains aimées.

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