À Michelet.

Hauteville-House, 20 janvier 1860.

Je l’ai, et je le lis, et je le relis, ce livre profond, pénétrant et doux, où il y a des passages d’Iliade et des pages d’Évangile. Tel paragraphe sur la France est une strophe, et semble appeler tout l’avenir au combat contre le présent, et en même temps la grâce et la tendresse et l’émotion sont partout ; c’est une œuvre charmante et forte, et, quel prodige ! vous dites tout et vous ne froissez rien, la pudeur et la science peuvent vous lire en se touchant du front, et, à force d’élévation et de chasteté dans le vrai, vous faites accepter la lumière par l’intimité et le plein midi par le mystère. Vénus nue, cela n’est que beau ; mais Marie nue, c’est grand.

Or la vierge et la mère, c’est là toute la femme ; c’est ainsi que vous l’avez comprise, c’est ainsi que vous l’avez peinte, et vous avez mis à votre poëme un fond d’étoiles. Et en somme ce livre est poignant, car la femme est pathétique ; et l’on trouve dans votre œuvre toute cette Ève avec sa faiblesse, son génie et sa beauté.

Laissez dire « la cabale ». Un siècle où il y a des hommes comme vous n’est pas un temps de décadence, mais un temps de renaissance. Le dix-neuvième siècle est une aube ; vous êtes un de ses plus splendides et un de ses plus chauds rayons.

Votre ami

Victor Hugo.

À Thécel, de l’Indépendance belge.

Janvier 1860.

Je viens de lire une ravissante page, et fort belle et fort grave en même temps, écrite par vous sur les romans champêtres de George Sand. Je vous applaudis de toutes mes forces et je vous remercie d’avoir glorifié George Sand, particulièrement en ce moment-ci.

Il y a, à cet instant où nous sommes, une sorte de mauvais entraînement à réagir contre cette belle renommée et contre cet éminent esprit. Les premiers symptômes de cette assez méchante épidémie remontent à quelques années déjà.

Certes, personne ne comprend et n’admet plus que moi la critique haute et sérieuse, à laquelle Eschyle, Isaïe, Dante et Shakespeare eux-mêmes appartiennent, et qui a les mêmes droits sur les taches d’Homère que l’astronome sur les taches du soleil ; mais la sauvagerie des haines littéraires, mais des acharnements d’hommes contre une femme, mais jusqu’à de la rhétorique de cour d’assises dépensée contre un noble et illustre écrivain, voilà ce qui m’étonne et me froisse profondément.

George Sand est un cœur lumineux, une belle âme, un généreux et puissant combattant du progrès, une flamme dans notre temps ; c’est un bien plus vrai et bien plus puissant philosophe que certains bonshommes plus ou moins fameux du quart d’heure que nous traversons. Et voilà ce penseur, ce poëte, cette femme, en proie à je ne sais quelle réaction aveugle et injuste ! Je répète le mot réaction, car il a un sens multiple, et il dit tout.

Quant à moi, je n’ai jamais plus senti le besoin d’honorer George Sand qu’à cette heure où on l’insulte. Je serais même bien fâché que, par une sorte de petite fatalité taquine, La Légende des siècles ne lui fut pas parvenue. Elle y pourrait voir un oubli, dans un moment où je me tourne vers elle plus que jamais.

Victor Hugo.

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