Madame Victor Hugo. Hôtel du Lion Noir, Rue du Marché.

Spa (Belgique).

Hauteville-House, 16 septembre [1861].

Chère amie, je suis en plein dans le travail, mais je m’interromps pour te répondre. Je t’envoie sous ce pli un bon de 50 fr. (49 fr. 85) sur Coumont. Quant aux 200 fr. pour le prêt que fait Auguste à M. Émile Allix, je ne saurais te dire combien il me gêne de les avancer en ce moment. Mon voyage, et toutes les dépenses de tout le monde depuis six mois, m’ont obéré. Je n’ai plus un sou de réserve à la banque. De plus, en arrivant ici, j’ai trouvé un arriéré énorme (le gaz, le charbon de terre, les contributions (390 fr.) les rentes sur la maison, les factures Agnew, Capplain, Henry, les droits d’entrée pour le vin (près de 200 fr.) etc. Depuis onze jours j’ai payé 85 livres (plus de 2 000 fr.) et je n’ai pas fini. Ma gêne est telle que je n’ai pu acquitter les gages arriérés de Marie et de Rosalie. En outre, la façade de la maison fait eau, et il faut absolument la remettre à neuf. J’ai passé pour cela un marché avec Valpied. J’aurai à lui payer 31 livres (744 francs). Il y aura d’autres travaux à faire sur le toit, qui le consolideront, et qui embelliront la maison, mais qui coûteront cher. Je n’ai pas encore le devis de Peter Mauger. Le travail de la façade commencera du 1er au 4 octobre et durera un mois. Il était absolument nécessaire. Il y avait soixante ans que la maison n’avait mis de chemise blanche.

Je te fais toucher du doigt ma gêne, chère amie, pour que tu te rendes compte de mon embarras. Si Auguste pouvait se passer de cette avance, et faire lui-même son prêt à M. Émile directement, il m’obligerait. Dans tous les cas, il me sera impossible d’envoyer les 200 fr. avant le 8 ou 10 octobre. Vois ce qu’il y a à faire, et tâche de m’alléger de ce petit fardeau, qui, à cette heure, me serait lourd. Quant aux 50 fr. je te les envoie. J’avance volontiers à Adèle les frais de la gravure de sa musique, elle est libre de dépenser à cela une partie des 500 fr. que je lui ai donnés, cependant c’est, dans son intérêt, une mauvaise voie. Je croyais qu’il était entendu que M. H. lui avait promis un éditeur ; il faut, pour qu’une affaire réussisse, un éditeur qui fasse les frais, et qui soit pécuniairement intéressé au succès. Faire les frais soi-même, c’est le moyen sûr de n’avoir personne qui s’intéresse à la vente, et de manquer le succès. Cela dit, j’envoie à Adèle ses 50 fr. Du reste, je te prie, ne fais pas de note. N’oublie pas que dans le détail de tes 370 fr. par mois, écrit sous ta dictée, les timbres-poste sont à ta charge. Quelle ennuyeuse lettre, mon Dieu ! et que j’aimerais mieux vous avoir ici, et vous embrasser, et être heureux tous ensemble, dans ce charmant jardin plein de soleil et de fleurs qui est là sous ma fenêtre.

D’après ton désir, Jeanne étant placée, je ne l’ai point reprise. Rosalie m’ayant dit que tu désirais avoir la sœur de Cœlina, laquelle est placée à Aurigny chez le procureur de la reine, j’ai fait venir cette sœur qui s’appelle Virginie, qui a dix-sept ans, et paraît fort zélée et grande travailleuse. Elle est habituée à se lever à 5 h. 1/2 du matin. Du reste, elle a la mine proprette que tu désires. Je l’ai donc arrêtée pour toi, aux gages de Cœlina (17 francs par mois). Elle a donné congé à ses maîtres, et sera ici le 5 novembre (plus tôt si tu le souhaites). Tu vois, chère amie, que je n’oublie pas ce qui peut te satisfaire et que je fais de mon mieux.

J’ai pour deux grands mois de travail d’arrache-pied aux Misérables. Après quoi, je me reposerai dans un autre ouvrage.

Tout va bien ici, Victor est charmant, très gai et très causeur. Il fait ce qu’il peut pour être à la fois lui et Charles. Mais c’est égal Charles me manque ; j’aimerais mieux les avoir tous les deux en deux volumes. Adèle et toi, vous êtes aussi mes plus chers besoins. Revenez vite. Je vous embrasse tous et toutes tendrement.

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