À Alfred Darcel.

Hauteville-House, 29 mai [1862].

Monsieur,

Vos articles me charment, parce qu’ils viennent d’un penseur, et me touchent, parce qu’ils viennent d’un ami, c’est un souvenir que vous envoyez à un absent. Aussi est-ce avec le cœur que je vous remercie.

Laissez-moi vous dire que ces pages sur Cosette et sur Marius sont éloquentes et ingénieuses (je suppose que vous avez fait un premier article sur Fantine, je ne l’ai pas reçu). Vous n’êtes pas seulement un critique, vous êtes un philosophe ; le fait social ne vous préoccupe pas moins que le fait littéraire, et je sens entre vous et moi une profonde communauté d’idées. Nous avons, dans les questions d’art, un peu fait les mêmes études, tous les deux, et dans les choses politiques, nous cherchons et nous voulons le même but, la société actuelle a une tendance à oublier, on souffre sous elle et par elle, elle l’ignore presque, il est nécessaire de la faire souvenir et songer. C’est pour cela que j’ai écrit ce livre. Le Dernier jour d’un condamné, les paroles d’Eusèbe Salverte en font foi, n’a point été étranger à l’introduction des circonstances atténuantes dans la loi pénale ; peut-être quelque progrès nouveau sera-t-il provoqué par Les Misérables. S’il m’était permis d’ambitionner une récompense, celle-là me comblerait.

En attendant, monsieur, j’en ai une, et fort grande, et fort douce : c’est la satisfaction de lire vos articles si élevés et si charmants, où la grâce d’un noble esprit se mêle à la générosité du cœur. On sent que votre pensée est en perpétuelle communion avec l’idéal, et que vous combinez dans votre intelligence les deux forces morales, l’aspiration civique vers le juste et l’aspiration philosophique vers le vrai.

Je vous remercie et je vous serre la main.

Victor Hugo.

Un mot encore sur un détail : dans ma solitude, je n’ai plus de livres, et ma mémoire est toute ma bibliothèque. Mais, ou je suis bien trompé, ou, en feuilletant le travail d’Auguste Leprévost sur Saint-Georges de Bocherville, vous y trouverez Tryphon, et les crapauds de sa tombe. Cette tombe, si mon souvenir est exact, était située près du lavabo surmonté d’une tête de moine à oreilles d’âne, ces oreilles-là me reviennent de droit si j’ai cité de travers. Jugez, vous, car vous êtes le juge. Nul ne sait ces choses comme vous.

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