À Cuvillier-Fleury.

Hauteville-House, 9 mai 1862.

Monsieur et ancien ami,

Permettez-moi de ne pas vous appeler autrement, quelle que soit la différence de nos points de vue. Je viens de lire votre article si remarquable du 29 avril. Remarquable, j’explique sur-le-champ ma pensée, par le talent et l’élévation loyale de la critique littéraire ; je vous en remercie, et permettez que je mêle une observation à mon remercîment. Cet article serait excellent de tout point sous un régime de liberté ; c’est de la discussion politique, sociale et philosophique, discussion controversable sans aucun doute, mais parfaitement légitime, par exemple, sous le libéral règne de Louis-Philippe. Peut-être cette discussion à laquelle aucune réplique libre n’est possible, a-t-elle sous le régime actuel des inconvénients que vous seriez le premier à regretter et à déplorer, la clôture du débat pouvant être brutalement faite par la censure et la police, et les écrivains tels que vous n’ayant nul besoin de ces auxiliaires-là. Je connais la délicate noblesse de votre esprit, et je ne regrette aucun des serrements de mains que nous avons échangés, et ici c’est à mon confrère que je parle en toute cordialité et avec ma plus profonde sympathie.

Vous avez une de ces plumes qui guérissent aisément les blessures qu’elles font. Peut-être dans la suite de votre appréciation, jugerez-vous juste de couvrir un peu, ne fût-ce qu’au point de vue littéraire, ce livre qui est de bonne foi ; et vous vous honorerez en prouvant au pouvoir peu moral et peu scrupuleux de ce régime, que les écrivains ne lui livrent pas les écrivains.

Je finis, monsieur, comme j’ai commencé, par ma main franchement tendue, et en vous renouvelant pour tant de passages excellents de votre article, mes sincères remercîments.

Recevez, je vous prie, l’expression de mon ancienne et inaltérable cordialité.

Victor Hugo.

Les absents n’ont droit qu’à l’oubli, pourtant permettez-moi de mettre aux pieds de votre noble et charmante femme mes empressements et mes

respects

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