À Philippe Burty.

Hauteville-House, 18 avril [1864].

Ma réponse, monsieur, devrait être un simple merci majuscule. Vous me comblez et avec une grâce parfaite. Vous, créancier, vous semblez débiteur. Vous m’envoyez un beau croquis de Delacroix, deux fois précieux parce qu’il est de lui et parce qu’il vient de vous.

Delacroix eût été le plus grand peintre du temps et eût dépassé Géricault, s’il eût eu comme homme la sincérité qu’il avait comme artiste. Mais il n’avait qu’une demi-foi. Son pinceau disait oui, ses opinions disaient non. Peut-être se croyait-il habile et s’est par là diminué comme Gœthe qu’il admirait trop. Pour que la grandeur soit complète, il faut que l’homme égale l’artiste. Petit homme ne fait pas grand poëte. Gœthe le prouve, et ce jugement, l’avenir le confirmera.

19 avril. — Je reprends et j’achève cette lettre interrompue. Cher monsieur, j’entre avec empressement dans la voie que vous m’indiquez, heureux si je puis être utile au très remarquable eaufortiste de Blois. Son travail est beau et m’a spécialement et fortement intéressé. Je dis pourquoi dans la lettre que je lui écris en réponse à la sienne et que la Gazette des Beaux-Arts pourra, publier.

Priez M. Queyroy de m’excuser si je lui envoie cette lettre écrite d’une autre main que la mienne. C’est pour qu’elle soit plus lisible à l’imprimerie. Vous trouverez cette lettre sous ce pli. Certes j’accepterais avec empressement votre offre de m’envoyer une planche et je m’essaierais allègrement à l’eau-forte. Je serais passionné pour cela. La réputation quelconque de mes pauvres dessins, si dessins il y a, a été bien endommagée par le défaut, non de talent, mais de conscience du dernier graveur ; (où est Marvy, hélas !), et si je tenais à me réhabiliter de ce côté, je ferais une eau-forte qui serait tout bonnement moi-même ; mais à quoi bon ? Vous et quelques connaisseurs, vous voulez bien ne pas jeter mes barbouillages au panier, cela me suffit. Et puis l’eau-forte m’amuserait, m’attacherait, m’accoquinerait. J’y passerais des jours et peut-être des nuits, et mon temps ne m’appartient pas. Je ne suis pas sur cette terre pour mon plaisir. Je suis une espèce de bête de somme attelée au devoir. Et voilà qu’à cette heure, le temps s’abrège pour moi, et je ne sais si je pourrai achever ce que j’ai à faire. Donc, en commençant comme en finissant, Merci.

Je vous ai envoyé ces jours-ci un gros volume. Je pense que vous l’avez reçu. Qu’il soit le bienvenu près de vous, je serai charmé s’il plaît un peu à votre noble et délicat esprit.

Je vous serre bien cordialement la main.

Victor Hugo.

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