À Charles et à François-Victor.

H.-H., samedi 6 janvier [1866].

Le curieux, c’est que je suis absolument de votre avis ; c’est la maison Lacroix qui n’en est pas. M. Lacroix, préoccupé ailleurs et absorbé par sa magnifique affaire Proudhon, me fait l’effet d’ignorer les faits.

Les voici (succinctement. Pour les compléter, faites-vous communiquer mes lettres à M. Verboeckhoven, je vous y autorise).

Le 25 nov. j’envoie à mes éditeurs la première moitié du manuscrit, accompagnée du Chapitre préliminaire. Sur ce chapitre je fais toutes les observations que vous faites, laissant les éditeurs maîtres :

Ou de le publier immédiatement.

Ou de le réserver pour la deuxième ou troisième édition, toute prête d’avance et devant paraître dans la huitaine de la publication, à la condition de loyauté de délivrer gratuitement aux acheteurs de la première édition ce chapitre tiré à part.

(Moyennant un avis dans les journaux ainsi conçu :

« La deuxième édition des Travailleurs de la mer paraît aujourd’hui. Elle est augmentée et précédée d’un Chapitre préliminaire nouveau, intitulé l’Archipel de la Manche. Ce chapitre tiré exprès à part, sera délivré gratuitement aux acheteurs de la première édition sur la présentation de leur exemplaire, à la seule condition de laisser apposer une estampille sur la première page du premier volume. Cette distribution gratuite se fera exclusivement à Paris, à Bruxelles et à Leipsick, aux trois maisons centrales de librairie de la maison Lacroix. »)

Enfin, dans le cas où mes éditeurs n’adopteraient aucun de ces deux partis, je leur dis de me renvoyer immédiatement le manuscrit.

Réponse des éditeurs : Vous nous laissez le choix. Nous optons pour l’ajournement. Nous publierons ce Chapitre plus tard. Il ravivera le succès. En attendant nous le mettons sous clef.

Ma réplique : Pardon. Ce ne sont point là les conditions de l’option que je vous ai laissée.

Réponse des éditeurs : Elles nous semblent inexécutables.

Ma réplique : Alors renvoyez-moi mon manuscrit.

On ne me renvoie pas le manuscrit. Puis-je rester dans cette situation ? Laisser en des mains tierces un manuscrit dont on peut abuser, risquer la tuile d’une publication intempestive, dans trois ou six mois au gré de mes éditeurs (mon excellent éditeur et ami M. Lacroix est un peu l’homme aux tuiles, 1864 — tuile Lamartine. [Rappelle-toi, Victor.]: 1865 et 66 — tuile Proudhon).

Alors j’insiste. Ou publiez tout de suite, ou renvoyez-moi le manuscrit. J’en veux rester maître.

Mes éditeurs préfèrent publier tout de suite.

C’est donc leur volonté, et non la mienne, qu’ils font. C’est leur choix et non le mien.

Quant à moi, j’atténue l’inconvénient autant que possible, je le fais même disparaître, je crois, en recommandant d’imprimer ce Chapitre préliminaire en très petit texte de façon à appeler tout de suite le lecteur au roman, et à faire de ce chapitre une simple note pour renseignement.

Je persiste à croire que, publié avec la deuxième édition, il ferait un excellent effet.

C’est la distribution gratuite aux premiers acheteurs qui déplaît à mes éditeurs. Elle est pour moi de loyauté. Ils la disent impraticable. Avec la note ci-dessous dans les journaux toute difficulté s’évanouit. Insistez sur ce point.

Du reste, il est encore tout à fait temps.

Que Charles et Victor voient de ma part ces messieurs, leur lisent cette lettre, et leur redemandent mon manuscrit (copie) du Chapitre préliminaire, qu’ils fassent supprimer le commencement d’impression, s’il y a lieu, distribuer le caractère, etc. Puis mes fils me renverront immédiatement cette copie poste pour poste. Je les engage à n’en rien lire. Elle est hideusement griffonnée.

Plus tard, je resterai juge et maître, et seul juge et seul maître, de la convenance et de l’opportunité de cette publication.

J’ai laissé une option à mes éditeurs à des conditions. Ils acceptent l’option sans les conditions. Or cela est indivisible. Les conditions sont absolues.

Je remets la conclusion de cette affaire à mes fils bien-aimés, et je compte sur eux. Ils peuvent se faire montrer toutes mes lettres.

Je veux :

Ou la publication immédiate.

Ou le renvoi de mon manuscrit.

Le sage et le raisonnable et l’utile, ce serait la publication avec la deuxième édition, et le don loyal et gratuit aux premiers acheteurs. C’est ce qu’on a fait pour la grande préface du Dernier jour d’un Condamné. Le fait relatif à Notre-Dame de Paris, invoqué par M. Verboeckhoven n’a aucun rapport avec celui-ci. Le temps me manque pour l’expliquer. Mes éditeurs n’y regardent pas à me faire écrire des lettres de dix pages. Mais moi je sens que j’y perds mon temps et que j’y fatigue mes yeux.

Cependant, puisque j’y suis, je vais continuer.

Je crois mes éditeurs absolument démoralisés par les injures dites aux Chansons des Rues et des Bois. Ils sont aussi silencieux et aussi pâles devant Les Travailleurs de la mer que feu Gosselin l’était, avant la publication, devant Notre-Dame de Paris. (Ma femme s’en souvient.) En attendant, tout à l’excellente et admirable affaire Proudhon, ils négligent la mienne. Rien ne se fait de ce qui a été fait pour Les Misérables, ni prospectus, ni annonces, ni publicité. La publication dans toutes les capitales, qui avait réussi aux Misérables, n’est pas même ébauchée pour Les Travailleurs de la mer. Soit. — J’écris pour rappeler que le maximum de vente du volume des Travailleurs de la mer ne doit pas dépasser le maximum des Misérables. Six francs. On ne me répond pas. Je prie mes fils de toucher un peu toutes ces questions.

On ne court pas deux lièvres. On ne peut guère servir en même temps Proudhon et Victor Hugo.

Donc, mes enfants bien-aimés, reprenez et renvoyez-moi immédiatement le Chapitre préliminaire, l’Archipel de la Manche. Il servirait la deuxième édition, mais nuirait à la première.

Puisqu’on ne veut pas exécuter la condition loyale de la distribution gratuite aux premiers acheteurs, qu’on me le rende. Nous verrons plus tard.

Le temps me manque pour développer, mais comprenez-moi, et aidez-moi, mes bien-aimés.

Mes éditeurs seuls connaissent le livre. C’est prudent de ma part. J’aime mieux que ce qui en transpire ne vienne que d’eux.

Vous, soyez tranquilles, vous en serez contents.

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