Bruxelles, 4 août [1866].
Cher grand penseur vous souvenez-vous toujours un peu de moi ? J’aurais besoin que vous ne m’eussiez pas tout à fait oublié, car j’ai un ami à vous recommander. M. Luthereau est un ancien imprimeur, artiste, écrivain, et journaliste. C’est un esprit élevé en même temps qu’un esprit spécial. À ce double titre, il vous intéressera. Votre Liberté a, je le sais, un succès inouï et mérité. Vous ne pouvez toucher à rien, sans y jeter la vie. Vous êtes né créateur. La haute originalité de votre intelligence donne à tous l’impulsion et la nouveauté. De là cette puissance sortie de vos mains, La Presse il y a trente ans, La Liberté aujourd’hui.
Je viens vous faire une question. Toutes les places sont-elles prises à La Liberté ?Si elles ne sont pas toutes occupées, M. Luthereau pourrait, je crois, vous être utile. Vous avez adopté des divisions excellentes, monde scientifique, monde littéraire, monde anecdotique, etc. Que diriez-vous si je vous indiquais une lacune : monde industriel ? Ce n’est certes pas un oubli, car votre esprit embrasse et combine tout. Est-ce l’absence d’un homme spécial ? En ce cas, j’appellerai votre attention sur M. Luthereau. Il a dirigé une imprimerie, il a rédigé le journal La Célébrité, il sait à fond toutes ces questions qui, au point de vue des intérêts généraux, se rattachent à l’industrie. C’est la probité servie par l’intelligence ; c’est le talent, plus le zèle. La presse politique s’occupe peut-être trop peu des intérêts matériels ; il y a beaucoup à faire dans cette région dans le sens de la démocratie et du progrès. Toute une catégorie très nombreuse de producteurs se rallierait au monde de lecteurs qui vous entoure déjà. Vous seriez l’écho de l’industrie comme vous êtes l’écho de la liberté.
Je n’insiste pas. Je connais votre puissance d’intuition et d’initiative. Ce que vous ferez sera bien fait. Je me borne, dans le cas où l’idée vous paraîtrait valoir la peine d’être essayée, à appeler votre attention sur M. Luthereau, digne et capable à tous les égards d’en mener à bien l’exécution.
Tenero duce.
Et puis, je suis heureux d’avoir une occasion de plus de vous dire que je suis profondément et cordialement votre ami.
Victor Hugo.