Hauteville-House, 4 avril 1866.
On écrirait un livre rien que pour vous faire écrire une page. Ô frère de mon esprit, je vous salue et je vous remercie. Quand l’édifice est bâti, c’est vous qui mettez sur le faîte le drapeau de lumière. Vous créez sur une création ; vous êtes le magnifique explicateur ; vous écrivez le poëme du poëme, le mot du sphinx, le cri des profondeurs. Cette grande critique que vous faites est en même temps une grande philosophie ; elle marque dans notre temps comme une traînée de flamme au milieu de l’ombre. Vous êtes un des sauveurs de l’idéal. Cette gloire s’attachera à votre nom.
Ce qui échappe à la mer n’échappe pas à la femme ; tel est le sujet de ce livre, et comme vous l’avez compris ! et comme vous le faites comprendre ! Pour être aimé, Gilliatt fait tout, Ebenezer rien ; et c’est Ebenezer qui est aimé. Ebenezer a la beauté de l’âme et du corps, et avec ce double rayon il n’a qu’à paraître pour triompher. Gilliatt lui aussi a ces deux beautés, mais le masque du travail terrible est dessus. C’est de sa grandeur même que vient sa défaite.
Je me laisse aller à causer avec vous. Je viens de vous lire, et il me semble que c’est un dialogue entamé. Quand vous verrai-je ? Quand me sera-t-il donné de serrer cette main qui a écrit tant de pages superbes et profondes, et qui fait la critique chef-d’œuvre ! Dites-vous que vous êtes un des points d’appui du poëte solitaire. Une page de vous est un cordial. Il y a entre vous et moi un mystérieux va-et-vient d’âme à âme. Vous me dites : Courage ! et je vous dis : Merci !
Il me semble voir mes deux pôles marqués par vous dans vos deux articles sur Les Chansons des Rues et des Bois et sur Les Travailleurs de la Mer. Rien n’échappe à votre puissant esprit ; vous illuminez le diamètre entier d’une œuvre, et votre lampe-étoile, après avoir éclairé le sommet, reparaît au fond de l’abîme. Les deux dons suprêmes, incubation et rayonnement, vous les avez.
Je suis à vous du fond du cœur.
Victor Hugo.