À Charles et à François-Victor.

H.-H., 27 février 1868.

Mes bien-aimés, 1° la question journal. Dites à Meurice de vous montrer ma lettre. Je la résume ici en deux mots :

— Le régime futur de la presse va être pire que le régime passé. L’avertissement valait mieux que cette chausse-trape légale. On était averti, on sera ruiné. On avait le despotisme sans frais, on aura la tyrannie avec frais. On dépendait d’un commis, on dépendra d’un juge. Un commis est un commis, un juge est un valet. Nulle différence entre un videur de pots-de-chambre et Delesvaux. Bref, on était opprimé, on sera écrasé. Quant à moi, je ne mettrais pas un liard dans un journal en ces conditions-là. Si je fourrais mon doigt dans cet engrenage, j’y passerais tout entier. Je donnerais à Bonaparte la joie de me ruiner. Amendes, confiscations, suppressions, etc. — Je suis donc bien résolu à m’abstenir. Charles avait la seule idée possible, mais leur loi l’a prévue et s’y oppose. Que faire ? Attendre.

Attendre. Faire des œuvres. En somme cela vaut mieux que de faire des journaux. Toi, mon Victor, tu viens de faire un bon et beau volume. Et un gros volume. Quand Charles me donnera-t-il la même bonne nouvelle ? Le succès de sa ravissante monographie de la Zélande devrait pourtant bien l’encourager. Le jour où il voudra s’enfermer un peu à Guernesey, je lui réponds qu’il en sortira avec une comédie à lui, qui sera un chef-d’œuvre. S’il voulait, comme il distancerait les Augier, etc !

J’attends ton livre, mon Victor, et je te crie d’avance tous mes bravos. La partie historique et critique de ta traduction de Shakespeare est une œuvre à part, et de premier ordre. Donc fais-moi ta fresque d’historien à propos de l’Académie. Je te prophétise un grand succès.

Maintenant causons ménage. Je trouve votre marchand de vin un peu cher. Fin mars, je paierai pour vin envoyé à Bruxelles 334 fr. ce qui fait 978 fr. de vin depuis octobre, plus de 2 000 fr. de vin seulement par année. Concluez. Vous trouverez sous ce pli une traite sur Mallet à l’ordre de François-Victor de 800 fr. Vous y joindrez les 150 fr. de Laussedat envoyés par moi (puisque Charles, je le regrette, ajourne de payer Laussedat) — plus le reliquat de 178 fr. cela fera 1 128 fr. dont l’emploi se décompose ainsi :

Je reviens à l’idée journal. En aucun cas je n’y devrais paraître, ni comme bailleur de fonds, cela va sans dire, ni comme inspirateur, on tordrait tout de suite le cou au sphinx. Leur loi est affreusement bien faite. Vous ne pouvez donc que travailler latéralement à un journal comme serait le Globe, s’il vivait. Ce serait à examiner bien attentivement. Vous ne seriez pas libres. Avez-vous conclu quelque chose avec Mme Atwood ? — Quand j’aurai fini mon roman (sera-ce cette année ? je l’ignore), si vous avez quelque chose de prêt, je crois que mon éditeur serait coulant et vous accommoderait. — Le haussement d’épaules de M. M. ne m’étonne pas. Proudhon sénateur ! mais c’est tout simple. Le proudhonisme sera à la future révolution ce que l’hébertisme a été à l’ancienne. Même phénomène. Un effort contre-révolutionnaire au nom de la révolution. — Je vous embrasse tous, mes bien-aimés. Oh ! que je suis content de mon petit Georges !

Votre mère va très bien. Réunion prochaine !

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