À Albert Lacroix.

Hauteville-House, 3 mars.

Mon cher monsieur Lacroix,

Il est contraire à tous mes usages de donner communication d’un manuscrit à l’éditeur avant de le lui livrer. Pour la première fois de ma vie, je déroge à cette loi de conduite, et je ne crois pas devoir vous livrer le manuscrit de mon introduction à votre livre Paris avant de vous l’avoir communiqué. Cela tient à ce que, pour la première fois de ma vie, je me sens quelque responsabilité en dehors de mon œuvre même. Cette préface, qui peut avoir action dans une certaine mesure, sur le sort du livre, vous importe au plus haut degré. Les points à examiner, s’il y en a, ne peuvent être approfondis que de vive voix entre les parties contractantes, c’est-à-dire entre vous et moi. Cette préface aura environ cinq feuilles (format édit. belge des Misérables), elle représente pour moi sept ou huit mille francs et un mois de travail, c’est quelque chose, mais ce ne serait rien, et j’y renoncerais aisément devant des intérêts de principe supérieurs à mon petit intérêt personnel. Je voudrais donc vous la lire, je le crois nécessaire, je ne pourrais la livrer purement et simplement, vous le comprenez d’après ce que je viens de vous dire. Venez, je vous prie, passer quelques jours à Guernesey, je vous lirai la chose, et une conclusion sera possible, à bon escient de part et d’autre. Je tiens à ce que vous soyez absolument libre de votre côté comme moi du mien.

Si notre excellent ami et admirable organisateur et directeur M. Ulbach pouvait vous accompagner, ce serait on ne peut plus utile. Mais je n’ose le déranger, il doit être si occupé ! Il sait à quel point il serait le bienvenu. Son avis serait très précieux.

Je vous attends le plus tôt possible et je vous envoie toutes mes cordialités.

Victor Hugo.

M. Kesler n’a plus de maison à lui, mais vous trouverez aisément une chambre dans un petit Family-hotel qui fait face à Hauteville-House. Il va sans dire que, comme d’habitude, vous me feriez l’honneur d’accepter ma table matin et soir.

Apportez le plus d’épreuves du livre que vous pourrez. Je n’ai encore que le compartiment la Science, moins Louis Blanc et Pelletan que j’avais dit en effet de ne pas m’envoyer, et que je ne dois pas lire, ayant effleuré les mêmes sujets. M. Ulbach avait raison, ce sont des épreuves et non des bonnes feuilles qu’il faudrait m’envoyer.

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