À Madame Kattazzi.

1er janvier 1869.

Que vous dire ? je suis ébloui, enivré, accablé. Votre douce amitié m’entr’ouvre le paradis, et je ne puis y entrer ; je suis lié et condamné par mon propre vers :

Revenir sur ses pas à la porte du ciel !

J’ai écrit cela et je le subis. Cet hiver, on m’a cru bien malade ; les médecins m’ont dit : Il faut traverser vite la France et aller à Nice. J’ai répondu : J’ai fait un serment, je ne puis mettre le pied en France ; plutôt mourir ! — Mais il est bien plus facile de mourir que de vous résister. Quand je songe qu’elle est là, devant moi, celle qui est tout, celle qui est la beauté, la grâce, le courage, l’esprit souverain et charmant, le savoir éclatant, la poésie intense, et qu’elle me dit : Venez ! et qu’elle me le dit en termes émus et adorables ! Oh ! ne pas obéir, ne pas venir, ne pas accourir, ne pas fouler aux pieds la frontière, fût-elle de feu, et le serment, fût-il d’airain, savez-vous que c’est là, madame, un effort surhumain, et que j’en suis comme anéanti ? Quoi ! cette fleur c’est vous qui me l’envoyez ! quoi ! ces vers c’est vous qui les avez écrits ! ces vers sont de vous, ils sont pour moi, il est sur votre bouche ce sourire d’ange où je crois voir éclore une étoile. Ce sourire divin m’accueillera. Et je reste ! Hélas ! comprenez l’immensité de ce regret. Quelle sombre chose parfois que le devoir ! Je l’ai écrit :

Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

La France m’est fermée, et la France, quand vous n’y êtes pas, c’est la patrie ; quand vous y êtes, c’est le paradis.

Vous m’écrivez encore cette ligne qui sort de votre cœur comme une lumière : « Je ne me sentirai tout à fait à Paris, et heureuse d’y être, que lorsque vous y serez, vous aussi. Et que de bonnes et chères causeries ! Et que le temps s’écoulera doucement et poétiquement ! » Je lis, je relis ces lignes adorables, ces projets plus adorables encore, et ma main tremble. Votre jeunesse songe-t-elle à mes années ? Suis-je Eschyle, pour être le meilleur ami, comme vous dites, malgré ma barbe grise, de la reine Rhodope, de cette éblouissante Rhodope qui était à la fois le génie et la souveraine d’Agrigente, et qui était du sang de Jupiter comme vous êtes du sang de Napoléon ? Elle préféra Eschyle vieilli qui, comme elle, était génie, au jeune Hiéron, qui était roi comme elle. Mais moi, suis-je Eschyle, et ne vaut-il pas mieux que vous ne me revoyiez pas ?

Cette lettre que j’écris là me désole, mais je sens qu’elle ne vous courroucera pas, qu’elle vous plaira même. Je connais trop votre grande âme pour douter un instant de votre adhésion à mon douloureux sacrifice. Un sacrifice poignant ! mais vous êtes faite pour comprendre comme pour inspirer tous les héroïsmes, et, je le déclare, je suis héros aujourd’hui, aujourd’hui seulement. Vous résister, grand Dieu ! tout ce que j’ai fait jusqu’à ce jour n’est rien auprès de ce que je fais à cette heure ; mais, puisque vous êtes mon amie, puisque votre tendre amitié tient une place dans votre vie, je dois rester digne de cette amitié céleste.

Me cacher, me glisser en France, fût-ce pour vous voir, pour vous obéir, ramper inquiet sous l’œil de la police, me rapetisser devant votre cousin et votre persécuteur, même pour me replonger dans votre rayonnement, pour entrer dans votre ciel, je ne le dois pas. Vous êtes ma meilleure amie, ma vaillante amie, vous avez de l’affection pour moi, donc vous m’approuvez.

Je garde votre lettre gravée et ineffaçable dans mon cœur ; écrivez-moi, écrivez-moi souvent, à l’adresse que vous trouverez sous ce pli, et ne vous étonnez pas du retard ou plutôt du décousu de mes réponses ; j’écrirai toujours, seulement je n’habite pas cette ville, j’habite les grandes routes, je fais partie d’un groupe de cinq ou six personnes organisé pour un voyage en commun avec une sorte d’itinéraire convenu d’avance et difficile à déranger. J’étais absent quand votre lettre est arrivée et je viens de la trouver à mon retour, et je vous écris ému, bouleversé, car il me semble que c’est votre âme angélique que je viens de respirer dans le baiser donné à cette fleur.

À vos pieds, madame.

Chère et sublime Rhodope, une pensée à mon réveil, une pensée de recueillement et d’adoration en lisant ces pages si tristes, si mélancoliques et si douces ; laissez-moi, dans ce rêve, déposer un baiser sur votre pied nu, car, comme dit Hésiode, le pied nu est céleste. Si mon audace vous fâche, punissez ma lettre en la brûlant.

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