Scène IV.

OTBERT, GUANHUMARA.

OTBERT, marchant droit à Guanhumara.

Guanhumara, ta main.

J’ai besoin de toi, viens.

GUANHUMARA.

Toi, passe ton chemin.

OTBERT.

Écoute-moi.

GUANHUMARA.

Tu vas me demander encore

Ton pays ? ta famille ? – Eh bien ! si je l’ignore ! –

Si ton nom est Otbert ? si ton nom est Yorghi ?

Pourquoi dans mon exil ton enfance a langui ?

Si c’est au pays corse, ou bien en Moldavie,

Qu’enfant je te trouvai, nu, seul, cherchant ta vie ?

Pourquoi dans ce château je t’ai dit de venir ?

Pourquoi moi-même à toi j’ose m’y réunir,

En te disant pourtant de ne pas me connaître ?

Pourquoi, bien que Régine ait fléchi notre maître,

Je garde au cou ma chaîne, et d’où vient qu’en tout lieu,

En tout temps, comme on fait pour accomplir un vœu,

Montrant son pied.

J’ai porté cet anneau que tu me vois encore ?

Enfin si je suis Corse, ou Slave, ou Juive, ou Maure ?

Je ne veux pas répondre et je ne dirai rien.

Livre-moi, si tu veux. Mais non, je le sais bien,

Tu ne trahiras pas, quoique nourrice amère,

Celle qui t’a nourri, qui t’a servi de mère.

Et puis la mort n’a rien qui puisse me troubler.

Elle veut passer outre. Il la retient.

OTBERT.

Mais ce n’est pas de moi que je veux te parler.

Dis-moi, toi qui sais tout, Régina…

GUANHUMARA.

Sera morte

Avant un mois.

Elle veut s’éloigner. Il l’arrête encore.

OTBERT.

Peux-tu la sauver ?

GUANHUMARA.

Que m’importe !

Rêvant et se parlant à elle-même.

Oui, quand j’étais dans l’Inde, au fond des bois j’errais,

J’allais, étudiant, dans la nuit des forêts,

Blême, effrayante à voir, horrible aux lions mêmes,

Les herbes, les poisons, et les philtres suprêmes

Qui font qu’un trépassé redevient tout d’abord

Vivant, et qu’un vivant prend la face d’un mort.

OTBERT.

Peux-tu la sauver, dis ?

GUANHUMARA.

Oui.

OTBERT.

Par pitié, par grâce,

Pour Dieu qui nous entend, par tes pieds que j’embrasse,

Sauve-la, guéris-la !

GUANHUMARA.

Si tout à l’heure ici,

Quand tes yeux contemplaient Régina, ton souci,

Hatto soudain était entré comme un orage,

Si devant toi, féroce et riant avec rage,

Il l’avait poignardée, elle, et jeté son corps

Au torrent qui rugit comme un tigre dehors ;

Puis, si, te saisissant de sa main assassine,

Il t’avait exposé dans la ville voisine,

L’anneau d’esclave au pied, nu, mourant, attaché

Comme une chose à vendre, au poteau du marché ;

S’il t’avait en effet, toi soldat, toi né libre,

Vendu, pour qu’on t’attelle aux barques sur le Tibre !

Suppose maintenant qu’après ce jour hideux

La mort près de cent ans vous oubliât tous deux ;

Après avoir erré de rivage en rivage,

Quand tu reviendrais vieux de ce long esclavage,

Que te resterait-il au cœur ? Parle à présent.

OTBERT.

La vengeance, le meurtre, et la soif de son sang.

GUANHUMARA.

Eh bien ! je suis le meurtre et je suis la vengeance.

Je vais, fantôme aveugle, au but marqué d’avance ;

Je suis la soif du sang ! Que me demandes-tu ?

D’avoir de la pitié, d’avoir de la vertu,

De sauver des vivants ? J’en ris lorsque j’y pense.

Tu dis avoir besoin de moi ? Quelle imprudence !

Et si, de mon côté, glaçant ton cœur d’effroi,

Je te disais aussi que j’ai besoin de toi ?

Que j’ai pour mes projets élevé ton enfance ?

Que je recule, moi, devant ton innocence ?

Recule donc alors, enfant que j’ai quitté,

Devant ma solitude et ma calamité ! –

Je viens de te conter mon histoire. Est-ce infâme ?

Seulement, c’est l’amant qu’on a tué ; la femme,

– C’était moi, – fut vendue et survit ; l’assassin

Survit aussi ; tu peux servir à mon dessein. –

Oh ! j’ai gémi longtemps. Toute l’eau de la nue

A coulé sur mon front, et je suis devenue

Hideuse et formidable à force de souffrir.

J’ai vécu soixante ans de ce qui fait mourir,

De douleur ; faim, misère, exil, pliant ma tête ;

J’ai vu le Nil, l’Indus, l’Océan, la tempête,

Et les immenses nuits des pôles étoilés ;

De durs anneaux de fer dans ma chair sont scellés ;

Vingt maîtres différents, moi, malade et glacée,

Moi, femme, à coups de fouet devant eux m’ont chassée.

Maintenant, c’est fini. Je n’ai plus rien d’humain,

Mettant la main sur son cœur.

Et je ne sens rien là quand j’y pose la main.

Je suis une statue et j’habite une tombe.

Un jour de l’autre mois, vers l’heure où le soir tombe,

J’arrivai, pâle et froide, en ce château perdu ;

Et je m’étonne encor qu’on n’ait pas entendu,

Au bruit de l’ouragan courbant les branches d’arbre,

Sur ce pavé fatal venir mes pieds de marbre.

Eh bien ! moi, dont jamais la haine n’a dormi,

Aujourd’hui, si je veux, je tiens mon ennemi,

Je le tiens ; il suffit, si je marque son heure,

D’un mot pour qu’il chancelle, et d’un pas pour qu’il meure !

Faut-il le répéter ? C’est toi, toi seul qui peux

Me donner la vengeance ainsi que je la veux.

Mais, au moment d’atteindre à ce but si terrible,

Je me suis dit : Non ! non ! ce serait trop horrible !

Moi qui touche à l’enfer, je me sens hésiter.

Ne viens pas me chercher ! ne viens pas me tenter !

Car, si nous en étions à des marchés semblables,

Je te demanderais des choses effroyables.

Dis, voudrais-tu tirer ton poignard du fourreau ?

Te faire meurtrier ? – te ferais-tu bourreau ?

Tu frémis ! va-t’en donc, cœur faible, bras débile !

Je ne te parle pas, mais laisse-moi tranquille !

OTBERT, pâle et baissant la voix.

Qu’exigerais-tu donc de moi ?

GUANHUMARA.

Reste innocent.

Va-t’en !

OTBERT.

Pour la sauver je donnerais mon sang.

GUANHUMARA.

Va-t’en !

OTBERT.

Je commettrais un crime. Es-tu contente ?

GUANHUMARA.

Il me tente, démons ! vous voyez qu’il me tente.

Eh bien ! je le saisis ! – Tu vas m’appartenir.

Ne perds pas désormais, quoi qu’il puisse advenir,

Ton temps à me prier. Mon âme est pleine d’ombre,

La prière se perd dans sa profondeur sombre.

Je te l’ai dit, je suis sans pitié, sans remord,

À moins de voir vivant celui que j’ai vu mort,

Donato que j’aimais ! – Et maintenant, écoute,

Je t’avertis au seuil de cette affreuse route,

Une dernière fois. Je te dis tout. – Il faut

Tuer quelqu’un, tuer comme sur l’échafaud,

Ici, qui je voudrai, quand je voudrai, sans grâce,

Sans pardon ! – Vois !

OTBERT.

Poursuis.

GUANHUMARA.

Chaque souffle qui passe

Pousse ta Régina vers la tombe. Sans moi

Elle est morte. Je puis seule la sauver. Voi

Ce flacon. Chaque soir qu’elle en boive une goutte,

Elle vivra.

OTBERT.

Grand Dieu ! dis-tu vrai ? donne !

GUANHUMARA.

Écoute.

Si demain tu la vois, grâce à cette liqueur,

Venir, à toi, la vie au front, la joie au cœur,

Ange ressuscité, souriante figure,

Tu m’appartiens !

OTBERT, éperdu.

C’est dit.

GUANHUMARA.

Jure-le.

OTBERT.

Je le jure.

GUANHUMARA.

Ta Régina d’ailleurs me répondra de toi.

C’est elle qui paîrait pour ton manque de foi.

Tu le sais, je connais cette antique demeure ;

J’en sais tous les secrets ; partout j’entre à toute heure !

OTBERT, étendant la main pour saisir la fiole.

Tu dis qu’elle vivra ?

GUANHUMARA.

Oui. Songe à ton serment !

OTBERT.

Elle sera sauvée ?

GUANHUMARA.

Oui. Songe qu’au moment

Où tu prendras ceci – je vais prendre ton âme.

OTBERT.

Donne et prends.

GUANHUMARA, lui remettant le flacon.

À demain !

OTBERT.

À demain !

Guanhumara sort.

OTBERT, seul.

Merci, femme !

Quel que soit ton projet, qui que tu sois, merci !

Ma Régina vivra ! – Mais portons-lui ceci !

Il se dirige vers la porte bâtarde, puis s’arrête un moment et fixe son regard sur la fiole.

Oh ! que l’enfer me prenne, et qu’elle vive !

Il entre précipitamment sous la porte bâtarde, qui se referme derrière lui. Cependant on entend du côté opposé des rires et des chants qui semblent se rapprocher. La grande porte s’ouvre à deux battants.

Entrent, avec une rumeur de joie, les princes et les burgraves, conduits par Hatto, tous couronnés de fleurs, vêtus de soie et d’or, sans cottes de mailles, sans gambessons et sans brassards, et le verre en main. Ils causent, boivent et rient par groupes au milieu desquels circulent des pages portant des flacons pleins de vin, des aiguières d’or et des plateaux chargés de fruits. Au fond, des pertuisaniers immobiles et silencieux. Musiciens, clairons, trompettes, hérauts d’armes.

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