Scène V.

HATTO, GORLOIS, LE DUC GERHARD DE THURINGE, PLATON, margrave de Moravie ; GILISSA, margrave de Lusace ; ZOAGLIO GIANNILARO, noble génois ; DARIUS, burgrave de Laneck ; CADWALLA, burgrave d’Okenfels ; LUPUS, comte de Mons (tout jeune homme, comme Gorlois). Autres burgraves et princes, personnages muets, entre autres UTHER, pendragon des Bretons, et les frères de Hatto et de Gorlois. Quelques femmes parées. Pages, officiers, capitaines.

LE COMTE LUPUS, chantant.

L’hiver est froid, la bise est forte,

Il neige là-haut sur les monts. –

Aimons, qu’importe !

Qu’importe, aimons !

Je suis damné, ma mère est morte,

Mon curé me fait cent sermons. –

Aimons, qu’importe !

Qu’importe, aimons !

Belzébuth, qui frappe à ma porte,

M’attend avec tous ses démons. –

Aimons, qu’importe !

Qu’importe, aimons !

LE MARGRAVE GILISSA, se penchant à la fenêtre latérale, au comte Lupus.

Comte,

La grand’porte du burg et le chemin qui monte

Se voit d’ici.

LE MARGRAVE PLATON, examinant le délabrement de la salle.

Quel deuil et quelle vétusté !

LE DUC GERHARD, à Hatto.

On dirait un logis par les spectres hanté.

HATTO, désignant la porte du donjon.

C’est là qu’est mon aïeul.

LE DUC GERHARD.

Tout seul ?

HATTO.

Avec mon père.

LE MARGRAVE PLATON.

Pour t’en débarrasser comment as-tu pu faire ?

HATTO.

Ils ont fait leur temps. – Puis ils ont l’esprit troublé.

Voilà plus de deux mois que le vieux n’a parlé.

Il faut bien qu’à la fin la vieillesse s’efface.

Il a près de cent ans. – Ma foi, j’ai pris leur place.

Ils se sont retirés.

GIANNILARO.

D’eux-mêmes ?

HATTO.

À peu près,

Entre un capitaine.

LE CAPITAINE, à Hatto.

Monseigneur…

HATTO.

Que veux-tu ?

LE CAPITAINE.

L’argentier juif Perez

N’a point encor payé sa rançon.

HATTO.

Qu’on le pende.

LE CAPITAINE.

Puis les bourgeois de Linz, dont la frayeur est grande,

Vous demandent quartier.

HATTO.

Pillez ! pays conquis.

LE CAPITAINE.

Et ceux de Rhens ?

HATTO.

Pillez !

Le capitaine sort.

LE BURGRAVE DARIUS, abordant Hatto le verre à la main.

Ton vin est bon, marquis !

Il boit.

HATTO.

Pardieu ! je le crois bien. C’est du vin d’écarlate.

La ville de Bingen, qui me craint et me flatte,

M’en donne tous les ans deux tonnes.

LE COMTE GERHARD.

Régina,

Ta fiancée, est belle.

HATTO.

Ah l’on prend ce qu’on a.

Du côté maternel elle nous est parente.

LE DUC GERHARD.

Elle paraît malade !

HATTO.

Oh ! rien.

GIANNILARO, bas au duc Gerhard.

Elle est mourante.

Entre un capitaine.

LE CAPITAINE, bas à Hatto.

Des marchands vont passer demain.

HATTO, à haute voix.

Embusquez-vous.

Le capitaine sort. Hatto continue en se tournant vers les princes.

Mon père eût été là. Moi, je reste chez nous.

Jadis on guerroyait, maintenant on s’amuse.

Jadis c’était la force, à présent c’est la ruse.

Le passant me maudit ; le passant dit : – Hatto

Et ses frères font rage en ce sombre château,

Palais mystérieux qu’assiègent les tempêtes.

Aux margraves, aux ducs, Hatto donne des fêtes,

Et fait servir, courbant leurs têtes sous ses pieds,

Par des princes captifs les princes conviés !

Eh bien ! c’est un beau sort ! On me craint, on m’envie.

Moi je ris ! – Mon donjon brave tout. – De la vie,

En attendant Satan, je fais un paradis ;

Comme un chasseur ses chiens, je lâche mes bandits ;

Et je vis très-heureux. – Ma fiancée est belle,

N’est-ce pas ? – À propos, ta comtesse Isabelle,

L’épouses-tu ?

LE DUC GERHARD.

Non.

HATTO.

Mais tu lui pris, l’an passé,

Sa ville, et lui promis d’épouser.

LE DUC GERHARD.

Je ne sai… –

Riant.

Ah ! oui, l’on me fit jurer sur l’Évangile !

– Bon ! je laisse la fille et je garde la ville.

Il rit.

HATTO, riant.

Mais que dit de cela la diète ? –

LE DUC GERHARD, riant toujours.

Elle se tait.

HATTO.

Mais ton serment ?

LE DUC GERHARD.

Ah bah !

Depuis quelques instants la porte du donjon à droite s’est ouverte, et a laissé voir quelques degrés d’un escalier sombre sur lesquels ont apparu deux vieillards, l’un âgé d’un peu plus de soixante ans, cheveux gris, barbe grise ; l’autre, beaucoup plus vieux, presque tout à fait chauve, avec une longue barbe blanche ; tous deux ont la chemise de fer, jambières et brassières de mailles, la grande épée au côté, et, par-dessus leur habit de guerre, le plus vieux porte une simarre blanche doublée de drap d’or, et l’autre une grande peau de loup dont la gueule s’ajuste sur sa tête.

Derrière le plus vieux se tient debout, immobile comme une figure pétrifiée, un écuyer à barbe blanche, vêtu de fer et élevant au-dessus de la tête du vieillard une grande bannière noire sans armoiries.

Otbert, les yeux baissés, est auprès du plus vieux, qui a le bras droit posé sur son épaule, et se tient un peu en arrière.

Dans l’ombre, derrière chacun des deux vieux chevaliers, on aperçoit deux écuyers habillés de fer comme leurs maîtres, et non moins vieux, dont la barbe blanchie descend sous la visière à demi baissée de leurs heaumes. Ces écuyers portent sur des coussins de velours écarlate les casques des deux vieillards, grands morions de forme extraordinaire dont les cimiers figurent des gueules d’animaux fantastiques.

Les deux vieillards écoutent en silence ; le moins vieux appuie son menton sur ses deux bras réunis et ses deux mains sur l’extrémité du manche d’une énorme hache d’Écosse. Les convives, occupés et causant entre eux, ne les ont pas aperçus.

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