Note (A)

La scène des esclaves, qui forme l’exposition de cet ouvrage, ne contient pas, il est aisé de s’en convaincre à la lecture, un détail qui ne soit essentiel. Cependant, à la représentation, quelques abréviations peuvent, dans les premiers temps du moins, sembler utiles. Nous croyons donc devoir donner ici, pour ceux de messieurs les directeurs de province qui voudraient monter les Burgraves, la scène des esclaves telle qu’elle est jouée au Théâtre-Français :

SCÈNE II.

LES ESCLAVES.

Haquin et Jossius entrent ensemble, et semblent continuer une conversation déjà commencée. Les autres les suivent à pas lents.

JOSSIUS.

C’est dans ces guerres-là que Barberousse un jour,

Masqué, mais couronné, seul, au pied d’une tour,

Lutta contre un bandit qui, forcé dans son bouge,

Lui brûla le bras droit d’un trèfle de fer rouge,

Si bien que l’empereur dit au comte d’Arau :

– Je le lui ferai rendre, ami, par le bourreau.

GONDICARIUS.

Cet homme fut-il pris ?

JOSSIUS.

Non, il se fit passage.

Sa visière empêcha qu’on ne vit son visage,

Ils passent.

TEUDON, sur le devant du théâtre.

C’est l’heure du repos ! – Enfin ! – Oh ! je suis las.

KUNZ, agitant sa chaîne.

Quoi ! j’étais libre et riche, et maintenant !

GONDICARIUS, adossé à un pilier.

Hélas !

CYNULFUS, à Swan, montrant Guanhumara.

Je voudrais bien savoir qui cette femme épie.

SWAN.

L’autre mois, par les gens du burg, engeance impie,

Elle fut prise avec des marchands de Saint-Gall.

Je ne sais rien de plus.

CYNULFUS.

Oh ! cela m’est égal ;

Mais tandis qu’on nous lie, on la laisse libre, elle !

SWAN.

Elle a guéri Hatto d’une fièvre mortelle,

L’aîné des petits-fils.

HAQUIN.

Le burgrave Rollon,

L’autre jour fut mordu d’un serpent au talon ;

Elle l’a guéri.

CYNULFUS.

Vrai ?

HAQUIN.

Je crois, sur ma parole,

Que c’est une sorcière !

HERMANN.

Ah bah ! c’est une folle.

SWAN.

Elle a mille secrets. Elle a guéri, ma foi,

Non-seulement Rollon et Hatto, mais Éloi,

Knüd, Azzo, ces lépreux que fuyait tout le monde.

TEUDON, assis sur les degrés du vieux donjon.

Cette femme travaille à quelque œuvre profonde.

Elle a, soyez-en sûrs, de noirs projets noués

Avec ces trois lépreux qui lui sont dévoués.

Partout, dans tous les coins, ensemble on les retrouve.

Ce sont comme trois chiens qui suivent cette louve.

HAQUIN.

Hier, au cimetière, au logis des lépreux,

Ils étaient tous les quatre, et travaillaient entre eux.

Eux, faisaient un cercueil et clouaient sur des planches ;

Elle, agitait un vase en relevant ses manches,

Chantait bas, comme on chante aux enfants qu’on endort,

Et composait un philtre avec des os de mort.

KUNZ.

Ici dans les caveaux ils ont quelque cachette.

J’ai vu les trois lépreux et la vieille sachette

S’enfoncer sous un mur près du Caveau Perdu.

J’en suis sûr.

HERMANN.

Ces lépreux servent, et c’est bien dû,

Celle qui les guérit. Rien de plus simple, en somme.

SWAN.

Mais, au lieu des lépreux, de Hatto, méchant homme ;

Kunz, celle qu’il faudrait guérir dans ce château,

C’est cette douce enfant, fiancée à Hatto,

La nièce du vieux Job.

KUNZ.

Régina ! Dieu l’assiste !

Celle-là, c’est un ange.

HERMANN.

Elle se meurt.

KUNZ.

C’est triste.

Oui, l’horreur pour Hatto, l’ennui, poids étouffant,

La tue. Elle s’en va chaque jour.

TEUDON.

Pauvre enfant !

Guanhumara reparaît au fond du théâtre, qu’elle traverse.

HAQUIN, la montrant.

Elle encor !

GONDICARIUS.

Maudit soit ce burg !

TEUDON.

Paix ! je te prie.

GONDICARIUS.

Mais jamais on ne vient dans cette galerie ;

Nos maîtres sont en fête, et nous sommes loin d’eux ;

On ne peut nous entendre.

TEUDON, désignant la porte du donjon.

Ils sont là tous les deux !

GONDICARIUS.

Qui ?

TEUDON.

Les vieillards. Le père et le fils. Paix ! vous dis-je ;

Excepté, – je le tiens de la nourrice Edwige. –

Madame Régina, qui vient près d’eux prier ;

Excepté cet Otbert, ce jeune aventurier,

Arrivé l’an passé, bien qu’encor fort novice,

Au château d’Heppenheff pour y prendre service,

Et que l’aïeul, puni dans sa postérité,

Aime pour sa jeunesse et pour sa loyauté, –

Nul n’ouvre cette porte et personne ici n’entre.

Le vieil homme de proie est là seul dans son antre.

Naguère au monde entier il jetait ses défis,

Vingt comtes et vingt ducs, ses fils, ses petits-fils,

Cinq générations dont la montagne est l’arche,

Entouraient comme un roi ce bandit patriarche.

Mais l’âge enfin le brise. Il se tient à l’écart.

Il est là, seul, assis sous un dais de brocart.

Son fils, le vieux Magnus, debout, lui tient sa lance.

Durant des mois entiers il garde le silence ;

Et la nuit on le voit entrer, pâle, accablé,

Dans un couloir secret dont seul il a la clé.

Où va-t-il ?

SWAN.

Ce vieillard a des peines étranges.

HAQUIN.

Ses fils pèsent sur lui comme les mauvais anges.

KUNZ.

Ce n’est pas vainement qu’il est maudit.

GONDICARIUS.

Tant mieux !

SWAN.

Il eut un dernier fils étant déjà fort vieux.

Il aimait cet enfant. Dieu fit ainsi le monde ;

Toujours la barbe grise aime la tête blonde.

À peine âgé d’un an, cet enfant fut volé…

KUNZ.

Par une égyptienne.

HAQUIN.

Au bord d’un champ de blé.

SWAN, à Kunz.

As-tu remarqué, fils, au bas de la tour ronde,

Au-dessus du torrent qui dans le ravin gronde,

Une fenêtre étroite, à pic sur les fossés,

Où l’on voit trois barreaux tordus et défoncés ?

KUNZ.

C’est le Caveau Perdu. J’en parlais tout à l’heure.

HAQUIN.

Un gîte sombre. On dit qu’un fantôme y demeure.

HERMANN.

Bah !

GYNULFUS.

L’on dirait qu’au mur jadis le sang coula.

KUNZ.

Le certain, c’est que nul ne saurait entrer là.

Le secret de l’entrée est perdu. La fenêtre

Est tout ce qu’on en voit. Nul vivant n’y pénètre.

SWAN.

Eh bien ! le soir, je vais à l’angle du rocher,

Et là, toutes les nuits, j’entends quelqu’un marcher !

KUNZ, avec une sorte d’effroi.

Êtes-vous sûr ?

SWAN.

Très-sûr.

TEUDON.

Kunz, brisons là. Nous taire

Serait prudent.

HAQUIN.

Ce burg est plein d’un noir mystère.

J’écoute tout ici, car tout me fait rêver.

TEUDON.

Parlons d’autre chose, hein ? ce qui doit arriver.

Dieu seul le voit.

Il se retourne vers un groupe qui n’a pas encore pris part à ce qui se passe sur le devant de la scène, et qui paraît fort attentif à ce que dit un jeune étudiant.

Tiens, Karl, finis-nous ton histoire.

KARL.

Oui. Mais n’oubliez point que le fait est notoire,

Que c’est le mois dernier que l’aventure eut lieu,

Et qu’il s’est écoulé…

Cherchant dans sa mémoire.

près de vingt ans, pardieu !

Depuis que Barberousse est mort à la croisade.

HERMANN.

Soit. Ton Max était donc dans un lieu fort maussade !…

KARL.

Un lieu lugubre, Hermann. Un endroit redouté.

Un essaim de corbeaux, sinistre, épouvanté,

Tourne éternellement autour de la montagne.

Le soir, leurs cris affreux, lorsque l’ombre les gagne,

Font fuir jusqu’à Lautern le chasseur hasardeux.

Des gouttes d’eau, du front de ce rocher hideux,

Tombaient, comme les pleurs d’un visage terrible.

Une caverne sombre et d’une forme horrible

S’ouvrait dans le ravin. Le comte Max Edmond

Ne craignit pas d’entrer dans la nuit du vieux mont.

Il s’aventura donc sous ces grottes funèbres.

Il marchait. Un jour blême éclairait les ténèbres.

Soudain, sous une voûte au fond du souterrain,

Il vit dans l’ombre, assis sur un fauteuil d’airain,

Les pieds enveloppés dans les plis de sa robe,

Ayant le sceptre à droite, à gauche ayant le globe,

Un vieillard effrayant, immobile, incliné,

Ceint du glaive, vêtu de pourpre, et couronné.

Sur une table faite avec un bloc de lave.

Cet homme s’accoudait. Bien que Max soit très-brave

Et qu’il ait guerroyé sous Jean le Bataillard,

Il se sentit pâlir devant ce grand vieillard

Presque enfoui sous l’herbe, et le lierre, et la mousse,

Car c’était l’empereur Frédéric Barberousse !

Il dormait, – d’un sommeil farouche et surprenant.

Sa barbe, d’or jadis, de neige maintenant.

Se répandait à flots sur la table de pierre ;

Ses longs cils blancs fermaient sa pesante paupière ;

Un cœur percé saignait sur son écu vermeil.

Par moments, inquiet, à travers son sommeil,

Il portait vaguement la main à son épée.

De quel rêve cette âme était-elle occupée ?

Dieu le sait.

HERMANN.

Est-ce tout ?

KARL.

Non, écoutez encor.

Aux pas du comte Max dans le noir corridor,

L’homme s’est réveillé ; sa tête morne et chauve

S’est dressée, et, fixant sur Max un regard fauve,

Il a dit, en rouvrant ses yeux lourds et voilés :

– Chevalier, les corbeaux se sont-ils envolés ?

Le comte Max Edmond a répondu : – Non, sire.

À ce mot, le vieillard a laissé sans rien dire

Retomber son front pâle, et Max, plein de terreur,

À vu se rendormir le fantôme empereur !

HERMANN, éclatant de rire.

Le conte est beau !

HAQUIN, à Karl.

S’il faut croire la renommée,

Frédéric s’est noyé devant toute l’armée

Dans le Cydnus.

HERMANN.

C’est sûr.

KARL.

Cela ne prouve pas

Que son spectre n’est point dans le val du Malpas.

SWAN.

Moi ! l’on m’a dit, – la fable est un champ sans limite ! –

Qu’échappé par miracle il s’était fait ermite.

Et qu’il vivait encor.

GONDICARIUS.

Plût au ciel ! et qu’il vint

Délivrer l’Allemagne avant douze cent vingt ;

Fatale année, où doit, dit-on, crouler l’Empire !

SWAN.

Déjà de toutes parts notre grandeur expire.

KUNZ.

Mais, hélas ! Barberousse est mort, – bien mort, Suénon !

SWAN, à Jossius.

A-t-on dans le Cydnus retrouvé son corps ?

JOSSIUS.

Non.

Les flots l’ont emporté.

TEUDON.

Swan, as-tu connaissance

De la prédiction qu’on fit à sa naissance ?

– « Cet enfant, dont le monde un jour suivra les lois,

« Deux fois sera cru mort et revivra deux fois. » –

Or, la prédiction, qu’on raille ou qu’on oublie.

Une première fois semble s’être accomplie.

HERMANN.

Barberousse est l’objet de cent contes.

TEUDON.

Je dis

Ce que je sais. J’ai vu, vers l’an quatre-vingt-dix,

À Prague, à l’hôpital, dans une casemate,

Un certain Sfrondati, gentilhomme dalmate,

Fort vieux, et qu’on disait privé de sa raison.

Cet homme racontait tout haut dans sa prison,

Qu’étant jeune, à cet âge où tout hasard nous pousse,

Chez le duc Frédéric, père de Barberousse,

Il était écuyer. Le duc fut consterné

De la prédiction faite à son nouveau-né.

De plus, l’enfant croissait pour une double guerre ;

Gibelin par son père et guelfe par sa mère,

Les deux partis pouvaient le réclamer un jour.

Le père l’éleva d’abord dans une tour,

Loin de tous les regards, et le tint invisible,

Comme pour le cacher au sort le plus possible.

Il chercha même encore un autre abri plus tard.

D’une fille très-noble il avait un bâtard

Qui, né dans la montagne, ignorait que son père

Était duc de Souabe et comte de Bavière,

Et ne le connaissait que sous le nom d’Othon.

Le bon duc se cachait de ce fils-là, dit-on,

De peur que le bâtard ne voulût être prince,

Et d’un coin du duché se faire une province.

Le bâtard par sa mère avait, fort près du Rhin,

Un burg dont il était burgrave et suzerain,

Un château de bandit, un nid d’aigle, un repaire.

L’asile parut bon et sûr au pauvre père.

Il vint voir le burgrave, et, l’ayant embrassé,

Lui confia l’enfant sous un nom supposé,

Lui disant seulement : Mon fils, voilà ton frère !

Puis il partit. – Au sort nul ne peut se soustraire.

Certes, le duc croyait son fils et son secret

Bien gardés, car l’enfant lui-même s’ignorait. –

Le jeune Barberousse, ainsi recouvert d’ombre,

Atteignit ses vingt ans. Or, – ceci devient sombre. –

Un jour, dans un hallier, au pied d’un roc, au bord

D’un torrent qui baignait les murs d’un château fort,

Des pâtres qui passaient trouvèrent à l’aurore

Deux corps sanglants et nus qui palpitaient encore,

Deux hommes poignardés dans le château sans bruit,

Puis jetés à l’abîme, au torrent, à la nuit,

Et qui n’étaient pas morts. Un miracle ! vous dis-je.

Ces deux hommes, que Dieu sauvait par un prodige,

C’était le Barberousse avec son compagnon,

Ce même Sfrondati, qui seul savait son nom.

On les guérit tous deux. Puis, dans un grand mystère,

Sfrondati ramena le jeune homme à son père,

Qui pour paîment fit mettre au cachot Sfrondati.

Le duc garda son fils, c’était le bon parti,

Et n’eut plus qu’une idée, étouffer cette affaire.

Jamais il ne revit son bâtard. Quand ce père

Sentit sa mort prochaine, il appela son fils.

Et lui fit à genoux baiser un crucifix.

Barberousse, incliné sur ce lit funéraire,

Jura de ne se point révéler à son frère,

Et de ne s’en venger, s’il était encor temps,

Que le jour où ce frère atteindrait ses cent ans.

– C’est-à-dire jamais ; quoique Dieu soit le maître ! –

Si bien que le bâtard sera mort sans connaître

Que son père était duc et son frère empereur.

Sfrondati pâlissait d’épouvante et d’horreur

Quand on voulait sonder ce secret de famille.

Les deux frères aimaient tous deux la même fille ;

L’aîné se crut trahi, tua l’autre, et vendit

La fille à je ne sais quel horrible bandit,

Qui, la liant au joug sans pitié, comme un homme,

L’attelait aux bateaux qui vont d’Ostie à Rome.

Quel destin ! – Sfrondati disait : C’est oublié !

Du reste, en son esprit tout s’était délié.

Rien ne surnageait plus dans la nuit de son âme ;

Ni le nom du bâtard, ni le nom de la femme.

Il ne savait comment. Il ne pouvait dire où. –

J’ai vu cet homme à Prague enfermé comme fou.

Il est mort maintenant.

HERMANN.

Tu conclus ?

TEUDON.

Je raisonne.

Si tous ces faits sont vrais, la prophétie est bonne.

KUNZ.

On m’a jadis conté ce conte. En ce château

Frédéric Barberousse avait nom Donato.

Le bâtard s’appelait Fosco. Quant à la belle,

Elle était Corse, autant que je me le rappelle.

Les amants se cachaient dans un caveau discret.

Dont l’entrée inconnue était leur doux secret ;

C’est là qu’un soir Fosco, cœur jaloux, main hardie,

Les surprit, et finit l’idylle en tragédie.

GONDICARIUS.

Que Frédéric, du trône atteignant le sommet,

N’ait jamais recherché la femme qu’il aimait,

Cela me navrerait dans l’âme pour sa gloire,

Si je croyais un mot de toute votre histoire.

TEUDON.

Il l’a cherchée, ami. De son bras souverain

Trente ans il a fouillé les repaires du Rhin.

Le bâtard…

KUNZ.

Ce Fosco !

TEUDON, continuant.

Pour servir en Bretagne,

Avait laissé son burg et quitté la montagne.

Il n’y revint, dit-on, que fort longtemps après.

L’empereur investit les monts et les forêts,

Assiégea les châteaux, détruisit les burgraves,

Mais ne retrouva rien.

Entre le capitaine du burg, le fouet à là main.

LE CAPITAINE.

Allons ! c’est l’heure, esclaves,

Au travail ! hâtons-nous. Les convives ce soir

Vont venir visiter cette aile du manoir ;

C’est monseigneur Hatto, le maître, qui les mène.

Qu’il ne vous trouve point ici traînant la chaîne.

Share on Twitter Share on Facebook