IX A M. de Lamartine

Te referent fluctus.
Horace

Naguère une même tourmente,

Ami, battait nos deux esquifs ;

Une même vague écumante

Nous jetait aux mêmes récifs ;

Les mêmes haines débordées

Gonflaient sous nos nefs inondées

Leurs flots toujours multipliés,

Et, comme un océan qui roule,

Toutes les têtes de la foule

Hurlaient à la fois sous nos pieds !

Qu’allais-je faire en cet orage,

Moi qui m’échappais du berceau ?

Moi qui vivais d’un peu d’ombrage

Et d’un peu d’air, comme l’oiseau ?

À cette mer qui le repousse

Pourquoi livrer mon nid de mousse

Où le jour n’osait pénétrer ?

Pourquoi donner à la rafale

Ma belle robe nuptiale

Comme une voile à déchirer ?

C’est que, dans mes songes de flamme,

C’est que, dans mes rêves d’enfant,

J’avais toujours présents à l’âme

Ces hommes au front triomphant,
Qui tourmentés d’une autre terre,

En ont deviné le mystère

Avant que rien en soit venu,

Dont la tête au ciel est tournée,

Dont l’âme, boussole obstinée,

Toujours cherche un pôle inconnu.

Ces Gamas, en qui rien n’efface

Leur indomptable ambition,

Savent qu’on n’a vu qu’une face

De l’immense création.

Ces Colombs, dans leur main profonde,

Pèsent la terre et pèsent l’onde

Comme à la balance du ciel,

Et, voyant d’en haut toute cause,

Sentent qu’il manque quelque chose

À l’équilibre universel.

Ce contre-poids qui se dérobe,

Ils le chercheront, ils iront ;

Ils rendront sa ceinture au globe,

À l’univers sont double front.

Ils partent, on plaint leur folie.

L’onde les emporte ; on oublie

Le voyage et le voyageur… —

Tout à coup de la mer profonde

Ils ressortent avec leur monde,

Comme avec sa perle un plongeur !

Voilà quelle était ma pensée.

Quand sur le flot sombre et grossi

Je risquai ma nef insensée,

Moi, je cherchais un monde aussi !

Mais, à peine loin du rivage,

J’ai vu sur l’océan sauvage

Commencer dans un tourbillon

Cette lutte qui me déchire

Entre les voiles du navire

Et les ailes de l’aquilon.

C’est alors qu’en l’orage sombre

J’entrevis ton mât glorieux

Qui, bien avant le mien, dans l’ombre,

Fatiguait l’autan furieux.

Alors, la tempête était haute,

Nous combattîmes côte à côte,

Tous deux, mois barque, toi vaisseau,

Comme le frère auprès du frère,

Comme le nid auprès de l’aire,

Comme auprès du lit le berceau !

L’autan criait dans nos antennes,

Le flot lavait nos ponts mouvants,

Nos banderoles incertaines

Frissonnaient au souffle des vents.

Nous voyions les vagues humides,

Comme des cavales numides,

Se dresser, hennir, écumer ;

L’éclair, rougissant chaque lame,

Mettait des crinières de flamme

À tous ces coursiers de la mer.

Nous, échevelés dans la brume,

Chantant plus haut dans l’ouragan,

Nous admirions la vaste écume

Et la beauté de l’océan.

Tandis que la foudre sublime

Planait tout en feu sur l’abîme,

Nous chantions, hardis matelots,

La laissant passer sur nos têtes,

Et, comme l’oiseau des tempêtes,

Tremper ses ailes dans les flots.

Échangeant nos signaux fidèles

Et nous saluant de la voix,

Pareils à deux sœurs hirondelles,

Nous voulions, tous deux à la fois,

Doubler le même promontoire,

Remporter la même victoire,

Dépasser le siècle en courroux ;

Nous tentions le même voyage ;

Nous voyions surgir dans l’orage

Le même Adamastor jaloux !

Bientôt la nuit toujours croissante,

Ou quelque vent qui t’emportait,

M’a dérobé ta nef puissante

Dont l’ombre auprès de moi flottait.

Seul je suis resté sous la nue.

Depuis, l’orage continue,

Le temps est noir, le vent mauvais ;

L’ombre m’enveloppe et m’isole,

Et, si je n’avais ma boussole,

Je ne saurais pas où je vais.

Dans cette tourmente fatale

J’ai passé les nuits et les jours,

J’ai pleuré la terre natale,

Et mon enfance et mes amours.

Si j’implorais le flot qui gronde,

Toutes les cavernes de l’onde

Se rouvraient jusqu’au fond des mers ;

Si j’invoquais le ciel, l’orage,

Avec plus de bruit et de rage,

Secouait se gerbe d’éclairs.

Longtemps, laissant le vent bruire,

Je t’ai cherché, criant ton nom.

Voici qu’enfin je te vois luire

A la cime de l’horizon.

Mais ce n’est plus la nef ployée,

Battue, errante, foudroyée

Sous tous les caprices des cieux,

Rêvant d’idéales conquêtes,

Risquant à travers les tempêtes

Un voyage mystérieux.

C’est un navire magnifique

Bercé par le flot souriant,

Qui, sur l’océan pacifique,

Vient du côté de l’orient.

Toujours en avant de sa voile

On voit cheminer une étoile

Qui rayonne à l’œil ébloui ;

Jamais on ne le voit éclore

Sans une étincelante aurore

Qui se lève derrière lui.

Le ciel serein, la mer sereine

L’enveloppent de tous côtés ;

Par ses mâts et par sa carène

Il plonge aux deux immensités.

Le flot s’y brise en étincelles ;

Ses voiles sont comme des ailes

Au souffle qui vient les gonfler ;

Il vogue, il vogue vers la plage,

Et, comme le cygne qui nage,

On sent qu’il pourrait s’envoler.

Le peuple, auquel il se révèle

Comme une blanche vision,

Roule, prolonge, et renouvelle

Une immense acclamation.

La foule inonde au loin la rive.

Oh ! dit-elle, il vient, il arrive !

Elle l’appelle avec des pleurs,

Et le vent porte au beau navire,

Comme à Dieu l’encens et la myrrhe,

L’haleine de la terre en fleurs !
Oh ! rentre au port, esquif sublime !

Jette l’ancre loin des frimas !

Vois cette couronne unanime

Que la foule attache à tes mâts :

Oublie et l’onde et l’aventure,

Et le labeur de la mâture,

Et le souffle orageux du nord ;

Triomphe à l’abri des naufrages,

Et ris-toi de tous les orages

Qui rongent les chaînes du port !

Tu reviens de ton Amérique !

Ton monde est trouvé ! — Sur les flots

Ce monde, à ton souffle lyrique,

Comme un œuf sublime est éclos !

C’est un univers qui s’éveille !

Une création pareille

A celle qui rayonne au jour !

De nouveaux infinis qui s’ouvrent !

Un de ces mondes que découvrent

Ceux qui de l’âme ont fait le tour !

Tu peux dire à qui doute encore :

« J’en viens ! j’en ai cueilli ce fruit.

Votre aurore n’est pas l’aurore,

Et votre nuit n’est pas la nuit.

Votre soleil ne vaut pas l’autre.

Leur jour est plus bleu que le vôtre.

Dieu montre sa face en leur ciel.

J’ai vu luire une croix d’étoiles
Clouée à leurs nocturnes voiles

Comme un labarum éternel. »

Tu dirais la verte savane,

Les hautes herbes des déserts,

Et les bois dont le zéphyr vanne

Toutes les graines dans les airs ;

Les grandes forêts inconnues ;

Les caps d’où s’envolent les nues

Comme l’encens des saints trépieds ;

Les fruits de lait et d’ambroisie,

Et les mines de poésie

Dont tu jettes l’or à leurs pieds.

Et puis encor tu pourrais dire,

Sans épuiser ton univers,

Ses monts d’agate et de porphyre,

Ses fleuves qui noieraient leurs mers ;

De ce monde, né de la veille,

Tu peindrais la beauté vermeille,

Terre vierge et féconde à tous,

Patrie où rien ne nous repousse ;

Et ta voix magnifique et douce

Les ferait tomber à genoux.

Désormais, à tous tes voyages

Vers ce monde trouvé par toi,

En foule ils courront aux rivages

Comme un peuple autour de son roi.

Mille acclamations sur l’onde

Suivront longtemps ta voile blonde

Brillante en mer comme un fanal,

Salueront le vent qui t’enlève,

Puis sommeilleront sur la grève

Jusqu’à ton retour triomphal.

Ah ! soit qu’au port ton vaisseau dorme,

Soit qu’il se livre sans effroi

Aux baisers de la mer difforme

Qui hurle béante sous moi,

De ta sérénité sublime

Regarde parfois dans l’abîme,

Avec des yeux de pleurs remplis,

Ce point noir dans ton ciel limpide,

Ce tourbillon sombre et rapide

Qui roule une voile en ses plis.

C’est mon tourbillon, c’est ma voile !

C’est l’ouragan qui, furieux,

À mesure éteint chaque étoile

Qui se hasarde dans mes cieux !

C’est la tourmente qui m’emporte !

C’est la nuée ardente et forte

Qui se joue avec moi dans l’air,

Et tournoyant comme une roue,

Fait étinceler sur ma proue

Le glaive acéré de l’éclair !

Alors, d’un cœur tendre et fidèle,

Ami, souviens-toi de l’ami

Que toujours poursuit à coups d’aile

Le vent dans ta voile endormi.

Songe que du sein de l’orage

Il t’a vu surgir au rivage

Dans un triomphe universel,

Et qu’alors il levait la tête,

Et qu’il oubliait sa tempête

Pour chanter l’azur de ton ciel !

Et si mon invisible monde

Toujours à l’horizon me fuit,
Si rien ne germe dans cette onde

Que je laboure jour et nuit,

Si mon navire de mystère

Se brise à cette ingrate terre

Que cherchent mes yeux obstinés,

Pleure, ami, mon ombre jalouse !

Colomb doit plaindre La Pérouse.

Tous deux étaient prédestinés !

20 juin 1830.

Share on Twitter Share on Facebook