III Rêverie d’un passant à propos d’un roi

Præbete aures, vos qui continetis multitudines et placetis vobis in turbis nationum, quoniam non custodistis legem justitiæ, neque secundum voluntatem Dei ambulastis.

Sap. vi.

Voitures et chevaux à grand bruit, l’autre jour,

Menaient le roi de Naple au gala de la cour.

J’étais au Carrousel, passant, avec la foule

Qui par ses trois guichets incessamment s’écoule

Et traverse ce lieu quatre cents fois par an

Pour regarder un prince ou voir l’heure au cadran.

Je suivais lentement, comme l’onde suit l’onde,

Tout ce peuple, songeant qu’il était dans le monde,

Certes, le fils aîné du vieux peuple romain,

Et qu’il avait un jour, d’un revers de sa main,

Déraciné du sol les tours de la Bastille.

Je m’arrêtai : le suisse avait fermé la grille.

Et le tambour battait, et parmi les bravos

Passait chaque voiture avec ses huit chevaux.

La fanfare emplissait la vaste cour, jonchée

D’officiers redressant leur tête empanachée ;

Et les royaux coursiers marchaient sans s’étonner,

Fiers de voir devant eux des drapeaux s’incliner.

Or, attentive au bruit, une femme, une vieille,

En haillons, et portant au bras quelque corbeille,

Branlant son chef ridé, disait à haute voix :

— Un roi ! sous l’empereur, j’en ai tant vu, des rois !

Alors je ne vis plus des voitures dorées

La haute impériale et les rouges livrées,

Et, tandis que passait et repassait cent fois

Tout ce peuple inquiet, plein de confuses voix,

Je rêvai. Cependant la vieille vers la Grève

Poursuivait son chemin en me laissant mon rêve,

Comme l’oiseau qui va, dans la forêt lâché,

Laisse trembler la feuille où son aile a touché.

Oh ! disais-je, la main sur mon front étendue,

Philosophie, au bas du peuple descendue !

Des petits sur les grands grave et hautain regard !

Où ce peuple est venu, le peuple arrive tard ;

Mais il est arrivé. Le voilà qui dédaigne !

Il n’est rien qu’il admire, ou qu’il aime, ou qu’il craigne.

Il sait tirer de tout d’austères jugements,

Tant le marteau de fer des grands événements

A, dans ces durs cerveaux qu’il façonnait sans cesse,

Comme un coin dans le chêne enfoncé la sagesse !

Il s’est dit tant de fois : — Où le monde en est-il ?

Que font les rois ? à qui le trône ? à qui l’exil ? —

Qu’il médite aujourd’hui, comme un juge suprême,

Sachant la fin de tout, se croyant en soi-même

Assez fort pour tout voir et pour tout épargner,

Lui qu’on n’exile pas et qui laisse régner !

La cour est en gala, pendant qu’au-dessous d’elle,

Comme sous le vaisseau l’Océan qui chancelle,

Sans cesse remué, gronde un peuple profond

Dont nul regard de roi ne peut sonder le fond.

Démence et trahison qui disent sans relâche :

— Ô rois, vous êtes rois ! confiez votre tâche

Aux mille bras dorés qui soutiennent vos pas.

Dormez, n’apprenez point et ne méditez pas,

De peur que votre front, qu’un prestige environne,

Fasse en s’élargissant éclater la couronne ! —

Ô rois, veillez, veillez ! tâchez d’avoir régné.

Ne nous reprenez pas ce qu’on avait gagné ;
Ne faites point, des coups d’une bride rebelle,
Cabrer la liberté qui vous porte avec elle ;
Soyez de votre temps, écoutez ce qu’on dit,
Et tâchez d’être grands, car le peuple grandit.

Écoutez ! écoutez, à l’horizon immense,
Ce bruit qui parfois tombe et soudain recommence,
Ce murmure confus, ce sourd frémissement
Qui roule, et qui s’accroît de moment en moment.
C’est le peuple qui vient ! c’est la haute marée
Qui monte incessamment, par son astre attirée.
Chaque siècle, à son tour, qu’il soit d’or ou de fer,
Dévoré comme un cap sur qui monte la mer,
Avec ses lois, ses mœurs, les monuments qu’il fonde,
Vains obstacles qui font à peine écumer l’onde,
Avec tout ce qu’on vit et qu’on ne verra plus,
Disparaît sous ce flot qui n’a pas de reflux.
Le sol toujours s’en va, le flot toujours s’élève.
Malheur à qui le soir s’attarde sur la grève,
Et ne demande pas au pêcheur qui s’enfuit
D’où vient qu’à l’horizon l’on entend ce grand bruit !
Rois, hâtez-vous ! — rentrez dans le siècle où nous sommes,
Quittez l’ancien rivage ! — À cette mer des hommes
Faites place, ou voyez si vous voulez périr
Sur le siècle passé que son flot doit couvrir !

Ainsi ce qu’en passant avait dit cette femme
Remuait mes pensers dans le fond de mon âme,
Quand un soldat soudain, du poste détaché,
Me cria : — Compagnon, le soleil est couché.

18 mai 1830.

IV

De todo, nada. De todos, nadie.

Calderon.


Que t’importe, mon cœur, ces naissances des rois,
Ces victoires, qui font éclater à la fois
Cloches et canons en volées,
Et louer le Seigneur en pompeux appareil,
Et la nuit, dans le ciel des villes en éveil,
Monter des gerbes étoilées ?

Porte ailleurs ton regard sur Dieu seul arrêté !
Rien ici-bas qui n’ait en soi sa vanité.
La gloire fuit à tire-d’aile ;
Couronnes, mitres d’or, brillent, mais durent peu.
Elles ne valent pas le brin d’herbe que Dieu
Fait pour le nid de l’hirondelle !

Hélas ! plus de grandeur contient plus de néant !
La bombe atteint plutôt l’obélisque géant
Que la tourelle des colombes.
C’est toujours par la mort que Dieu s’unit aux rois.
Leur couronne dorée a pour faîte sa croix,
Son temple est pavé de leurs tombes.

Quoi ! hauteur de nos tours, splendeur de nos palais,
Napoléon, César, Mahomet, Périclès,
Rien qui ne tombe et ne s’efface !
Mystérieux abîme où l’esprit se confond !
À quelques pieds sous terre un silence profond,
Et tant de bruit à la surface !

30 juin 1830.

V

CE QU’ON ENTEND SUR LA MONTAGNE.

O altitudo !

Avez-vous quelquefois, calme et silencieux,
Monté sur la montagne, en présence des cieux ?
Était-ce aux bords du Sund ? aux côtes de Bretagne ?
Aviez-vous l’océan au pied de la montagne ?
Et là, penché sur l’onde et sur l’immensité,
Calme et silencieux, avez-vous écouté ?

Voici ce qu’on entend : — du moins un jour qu’en rêve
Ma pensée abattit son vol sur une grève,
Et, du sommet d’un mont plongeant au gouffre amer,
Vit d’un côté la terre et de l’autre la mer,
J’écoutai, j’entendis, et jamais voix pareille
Ne sortit d’une bouche et n’émut une oreille.

Ce fut d’abord un bruit large, immense, confus,
Plus vague que le vent dans les arbres touffus,
Plein d’accords éclatants, de suaves murmures,
Doux comme un chant du soir, fort comme un choc d’armures
Quand la sourde mêlée étreint les escadrons
Et souffle, furieuse, aux bouches des clairons.
C’était une musique ineffable et profonde,
Qui, fluide, oscillait sans cesse autour du monde,
Et dans les vastes cieux, par ses flots rajeunis,
Roulait élargissant ses orbes infinis
Jusqu’au fond où son flux s’allait perdre dans l’ombre
Avec le temps, l’espace et la forme et le nombre.
Comme une autre atmosphère épars et débordé,
L’hymne éternel couvrait tout le globe inondé.
Le monde, enveloppé dans cette symphonie,

Comme il vogue dans l’air, voguait dans l’harmonie.
Et pensif, j’écoutais ces harpes de l’éther,
Perdu dans cette voix comme dans une mer.

Bientôt je distinguai, confuses et voilées,
Deux voix dans cette voix l’une à l’autre mêlées,
De la terre et des mers s’épanchant jusqu’au ciel,
Qui chantaient à la fois le chant universel ;
Et je les distinguai dans la rumeur profonde,
Comme on voit deux courants qui se croisent sous l’onde.

L’une venait des mers ; chant de gloire ! hymne heureux !
C’était la voix des flots qui se parlaient entre eux ;
L’autre, qui s’élevait de la terre où nous sommes,
Était triste ; c’était le murmure des hommes ;
Et dans ce grand concert, qui chantait jour et nuit,
Chaque onde avait sa voix et chaque homme son bruit.

Or, comme je l’ai dit, l’océan magnifique
Épandait une voix joyeuse et pacifique,
Chantait comme la harpe aux temples de Sion,
Et louait la beauté de la création.
Sa clameur, qu’emportaient la brise et la rafale,
Incessamment vers Dieu montait plus triomphale,
Et chacun de ses flots, que Dieu seul peut dompter,
Quand l’autre avait fini, se levait pour chanter.
Comme ce grand lion dont Daniel fut l’hôte,
L’océan par moments abaissait sa voix haute,
Et moi je croyais voir, vers le couchant en feu,
Sous sa crinière d’or passer la main de Dieu.

Cependant, à côté de l’auguste fanfare,
L’autre voix, comme un cri de coursier qui s’effare,
Comme le gond rouillé d’une porte d’enfer,
Comme l’archet d’airain sur la lyre de fer,
Grinçait ; et pleurs, et cris, l’injure, l’anathème,
Refus du viatique et refus du baptême,

Et malédiction, et blasphème, et clameur,
Dans le flot tournoyant de l’humaine rumeur
Passaient, comme le soir on voit dans les vallées
De noirs oiseaux de nuit qui s’en vont par volées.
Qu’était-ce que ce bruit dont mille échos vibraient ?
Hélas ! c’était la terre et l’homme qui pleuraient.

Frères ! de ces deux voix étranges, inouïes,
Sans cesse renaissant, sans cesse évanouies,
Qu’écoute l’Éternel durant l’éternité,
L’une disait : nature ! et l’autre : humanité !

Alors je méditai ; car mon esprit fidèle,
Hélas ! n’avait jamais déployé plus grande aile ;
Dans mon ombre jamais n’avait lui tant de jour ;
Et je rêvai longtemps, contemplant tour à tour,
Après l’abîme obscur que me cachait la lame,
L’autre abîme sans fond qui s’ouvrait dans mon âme.
Et je me demandai pourquoi l’on est ici,
Quel peut être après tout le but de tout ceci,
Que fait l’âme, lequel vaut mieux d’être ou de vivre,
Et pourquoi le Seigneur, qui seul lit à son livre,
Mêle éternellement dans un fatal hymen
Le chant de la nature au cri du genre humain ?

27 Juillet 1829.

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