Voilà que deux cités, étranges, inconnues,
Et d’étage en étage escaladant les nues,
Apparaissent, dormant dans la brume des nuits,
Avec leurs dieux, leur peuple, et leurs chars, et leurs bruits.
Dans le même vallon c’étaient deux sœurs couchées.
L’ombre baignait leurs tours par la lune ébauchées ;
Puis l’œil entrevoyait, dans le chaos confus,
Aqueducs, escaliers, piliers aux larges fûts,
Chapiteaux évasés ; puis un groupe difforme
D’éléphants de granit portant un dôme énorme ;
Des colosses debout, regardant autour d’eux
Ramper des monstres nés d’accouplements hideux ;
Des jardins suspendus, pleins de fleurs et d’arcades
Et d’arbres noirs penchés sur de vastes cascades ;
Des temples, où siégeaient sur de riches carreaux
Cent idoles de jaspe à têtes de taureaux ;
Des plafonds d’un seul bloc couvrant de vastes salles,
Où, sans jamais lever leurs têtes colossales,
Veillaient, assis en cercle, et se regardant tous,
Des dieux d’airain, posant leurs mains sur leurs genoux.
Ces rampes, ces palais, ces sombres avenues
Où partout surgissaient des formes inconnues,
Ces ponts, ces aqueducs, ces arcs, ces rondes tours,
Effrayaient l’œil perdu dans leurs profonds détours ;
On voyait dans les cieux, avec leurs larges ombres,
Monter comme des caps ces édifices sombres,
Immense entassement de ténèbres voilé !
Le ciel à l’horizon scintillait étoilé,
Et, sous les mille arceaux du vaste promontoire,
Brillait comme à travers une dentelle noire.
Ah ! villes de l’enfer, folles dans leurs désirs !
Là, chaque heure inventait de monstrueux plaisirs,
Chaque toit recélait quelque mystère immonde,
Et, comme un double ulcère, elles souillaient le monde.
Tout dormait cependant ; au front des deux cités,
À peine encor glissaient quelques pâles clartés,
Lampes de la débauche, en naissant disparues,
Derniers feux des festins oubliés dans les rues.
De grands angles de murs, par la lune blanchis,
Coupaient l’ombre, ou tremblaient dans une eau réfléchis.
Peut-être on entendait vaguement dans les plaines
S’étouffer des baisers, se mêler des haleines,
Et les deux villes sœurs, lasses des feux du jour,
Murmurer mollement d’une étreinte d’amour ;
Et le vent, soupirant sous le frais sycomore,
Allait tout parfumé de Sodome à Gomorrhe.
C’est alors que passa le nuage noirci,
Et que la voix d’en haut lui cria : — C’est ici !
VIII Le nuage éclate ! La flamme écarlate Déchire ses flancs, L’ouvre comme un gouffre, Tombe en flots de soufre Aux palais croulants, Et jette, tremblante, Sa lueur sanglante Sur leurs frontons blancs. Gomorrhe ! Sodome ! De quel brûlant dôme Vos murs sont couverts ! L’ardente nuée Sur vous s’est ruée, Ô peuple pervers ! Et ses larges gueules Sur vos têtes seules Soufflent leurs éclairs. Ce peuple s’éveille, Qui dormait la veille Sans penser à Dieu. Les grands palais croulent, Mille chars qui roulent Heurtent leur essieu ; Et la foule accrue Trouve en chaque rue Un fleuve de feu. Sur ces tours altières, Colosses de pierres Trop mal affermis, Abondent dans l’ombre Des mourants sans nombre Encore endormis. Sur des murs qui pendent Ainsi se répandent De noires fourmis ! Se peut-il qu’on fuie Sous l’horrible pluie ? Tout périt, hélas ! Le feu qui foudroie Bat les ponts qu’il broie, Crève les toits plats, Roule, tombe, et brise Sur la dalle grise Ses rouges éclats. Sous chaque étincelle Grossit et ruisselle Le feu souverain. Vermeil et limpide, Il court plus rapide Qu’un cheval sans frein ; Et l’idole infâme, Croulant dans la flamme, Tord ses bras d’airain. Il gronde, il ondule, Du peuple incrédule Rompt les tours d’argent ; Son flot vert et rose, Que le soufre arrose, Fait, en les rongeant, Luire les murailles Comme les écailles D’un lézard changeant. Il fond comme cire Agate, porphyre, Pierres du tombeau, Ploie, ainsi qu’un arbre, Le géant de marbre Qu’ils nommaient Nabo, Et chaque colonne Brûle et tourbillonne Comme un grand flambeau ! En vain quelques mages Portent les images Des dieux du haut lieu ; En vain leur roi penche Sa tunique blanche Sur le soufre bleu ; Le flot qu’il contemple Emporte leur temple Dans ses plis de feu. Plus loin il charrie Un palais, où crie Un peuple à l’étroit ; L’onde incendiaire Mord l’îlot de pierre Qui fume et décroît, Flotte à sa surface, Puis fond et s’efface Comme un glaçon froid. Le grand prêtre arrive Sur l’ardente rive D’où le reste a fui. Soudain sa tiare Prend feu comme un phare, Et pâle, ébloui, Sa main qui l’arrache À son front s’attache, Et brûle avec lui. Le peuple, hommes, femmes, Court… Partout les flammes Aveuglent ses yeux ; Des deux villes mortes Assiégeant les portes À flots furieux, La foule maudite Croit voir, interdite, L’enfer dans les cieux ! |
IX On dit qu’alors, ainsi que pour voir un supplice, Un vieux captif se dresse aux murs de sa prison, On vit de loin Babel, leur fatale complice, Regarder par-dessus les monts de l’horizon. On entendit, durant cet étrange mystère, Un grand bruit qui remplit le monde épouvanté, Si profond qu’il troubla, dans leur morne cité, Jusqu’à ces peuples sourds qui vivent sous la terre. Le feu fut sans pitié ! Pas un des condamnés Ne put fuir de ces murs croulants et calcinés. Pourtant, ils levaient leurs mains viles, Et ceux qui s’embrassaient dans un dernier adieu, Terrassés, éblouis, se demandaient quel dieu Versait un volcan sur leurs villes. Contre le feu vivant, contre le feu divin, De larges toits de marbre ils s’abritaient en vain. Dieu sait atteindre qui le brave. Ils invoquaient leurs dieux ; mais le feu qui punit Frappait ces dieux muets, dont les yeux de granit Soudain fondaient en pleurs de lave. Ainsi tout disparut sous le noir tourbillon, L’homme avec la cité, l’herbe avec le sillon ! Dieu brûla ces mornes campagnes. Rien ne resta debout de ce peuple détruit, Et le vent inconnu qui souffla cette nuit Changea la forme des montagnes. Aujourd’hui le palmier qui croît sur le rocher 1er novembre 1828. |