VII

Voilà que deux cités, étranges, inconnues,

Et d’étage en étage escaladant les nues,

Apparaissent, dormant dans la brume des nuits,

Avec leurs dieux, leur peuple, et leurs chars, et leurs bruits.

Dans le même vallon c’étaient deux sœurs couchées.

L’ombre baignait leurs tours par la lune ébauchées ;

Puis l’œil entrevoyait, dans le chaos confus,

Aqueducs, escaliers, piliers aux larges fûts,

Chapiteaux évasés ; puis un groupe difforme

D’éléphants de granit portant un dôme énorme ;

Des colosses debout, regardant autour d’eux

Ramper des monstres nés d’accouplements hideux ;

Des jardins suspendus, pleins de fleurs et d’arcades

Et d’arbres noirs penchés sur de vastes cascades ;

Des temples, où siégeaient sur de riches carreaux

Cent idoles de jaspe à têtes de taureaux ;

Des plafonds d’un seul bloc couvrant de vastes salles,

Où, sans jamais lever leurs têtes colossales,

Veillaient, assis en cercle, et se regardant tous,

Des dieux d’airain, posant leurs mains sur leurs genoux.

Ces rampes, ces palais, ces sombres avenues

Où partout surgissaient des formes inconnues,

Ces ponts, ces aqueducs, ces arcs, ces rondes tours,

Effrayaient l’œil perdu dans leurs profonds détours ;

On voyait dans les cieux, avec leurs larges ombres,

Monter comme des caps ces édifices sombres,

Immense entassement de ténèbres voilé !

Le ciel à l’horizon scintillait étoilé,

Et, sous les mille arceaux du vaste promontoire,

Brillait comme à travers une dentelle noire.

Ah ! villes de l’enfer, folles dans leurs désirs !

Là, chaque heure inventait de monstrueux plaisirs,

Chaque toit recélait quelque mystère immonde,

Et, comme un double ulcère, elles souillaient le monde.

Tout dormait cependant ; au front des deux cités,

À peine encor glissaient quelques pâles clartés,

Lampes de la débauche, en naissant disparues,

Derniers feux des festins oubliés dans les rues.

De grands angles de murs, par la lune blanchis,

Coupaient l’ombre, ou tremblaient dans une eau réfléchis.

Peut-être on entendait vaguement dans les plaines

S’étouffer des baisers, se mêler des haleines,

Et les deux villes sœurs, lasses des feux du jour,

Murmurer mollement d’une étreinte d’amour ;

Et le vent, soupirant sous le frais sycomore,

Allait tout parfumé de Sodome à Gomorrhe.

C’est alors que passa le nuage noirci,

Et que la voix d’en haut lui cria : — C’est ici !

VIII

Le nuage éclate !

La flamme écarlate

Déchire ses flancs,

L’ouvre comme un gouffre,

Tombe en flots de soufre

Aux palais croulants,

Et jette, tremblante,

Sa lueur sanglante

Sur leurs frontons blancs.

Gomorrhe ! Sodome !

De quel brûlant dôme

Vos murs sont couverts !

L’ardente nuée

Sur vous s’est ruée,

Ô peuple pervers !

Et ses larges gueules

Sur vos têtes seules

Soufflent leurs éclairs.

Ce peuple s’éveille,

Qui dormait la veille

Sans penser à Dieu.

Les grands palais croulent,

Mille chars qui roulent

Heurtent leur essieu ;

Et la foule accrue

Trouve en chaque rue

Un fleuve de feu.

Sur ces tours altières,

Colosses de pierres

Trop mal affermis,

Abondent dans l’ombre

Des mourants sans nombre

Encore endormis.

Sur des murs qui pendent

Ainsi se répandent

De noires fourmis !

Se peut-il qu’on fuie

Sous l’horrible pluie ?

Tout périt, hélas !

Le feu qui foudroie

Bat les ponts qu’il broie,

Crève les toits plats,

Roule, tombe, et brise

Sur la dalle grise

Ses rouges éclats.

Sous chaque étincelle

Grossit et ruisselle

Le feu souverain.

Vermeil et limpide,

Il court plus rapide

Qu’un cheval sans frein ;

Et l’idole infâme,

Croulant dans la flamme,

Tord ses bras d’airain.

Il gronde, il ondule,

Du peuple incrédule

Rompt les tours d’argent ;

Son flot vert et rose,

Que le soufre arrose,

Fait, en les rongeant,

Luire les murailles

Comme les écailles

D’un lézard changeant.

Il fond comme cire

Agate, porphyre,

Pierres du tombeau,

Ploie, ainsi qu’un arbre,

Le géant de marbre

Qu’ils nommaient Nabo,

Et chaque colonne

Brûle et tourbillonne

Comme un grand flambeau !

En vain quelques mages

Portent les images

Des dieux du haut lieu ;

En vain leur roi penche

Sa tunique blanche

Sur le soufre bleu ;

Le flot qu’il contemple

Emporte leur temple

Dans ses plis de feu.

Plus loin il charrie

Un palais, où crie

Un peuple à l’étroit ;

L’onde incendiaire

Mord l’îlot de pierre

Qui fume et décroît,

Flotte à sa surface,

Puis fond et s’efface

Comme un glaçon froid.

Le grand prêtre arrive

Sur l’ardente rive

D’où le reste a fui.

Soudain sa tiare

Prend feu comme un phare,

Et pâle, ébloui,

Sa main qui l’arrache

À son front s’attache,

Et brûle avec lui.

Le peuple, hommes, femmes,

Court… Partout les flammes

Aveuglent ses yeux ;

Des deux villes mortes

Assiégeant les portes

À flots furieux,

La foule maudite

Croit voir, interdite,

L’enfer dans les cieux !

IX

On dit qu’alors, ainsi que pour voir un supplice,

Un vieux captif se dresse aux murs de sa prison,

On vit de loin Babel, leur fatale complice,

Regarder par-dessus les monts de l’horizon.

On entendit, durant cet étrange mystère,

Un grand bruit qui remplit le monde épouvanté,

Si profond qu’il troubla, dans leur morne cité,

Jusqu’à ces peuples sourds qui vivent sous la terre.

X

Le feu fut sans pitié ! Pas un des condamnés

Ne put fuir de ces murs croulants et calcinés.

Pourtant, ils levaient leurs mains viles,

Et ceux qui s’embrassaient dans un dernier adieu,

Terrassés, éblouis, se demandaient quel dieu

Versait un volcan sur leurs villes.

Contre le feu vivant, contre le feu divin,

De larges toits de marbre ils s’abritaient en vain.

Dieu sait atteindre qui le brave.

Ils invoquaient leurs dieux ; mais le feu qui punit

Frappait ces dieux muets, dont les yeux de granit

Soudain fondaient en pleurs de lave.

Ainsi tout disparut sous le noir tourbillon,

L’homme avec la cité, l’herbe avec le sillon !

Dieu brûla ces mornes campagnes.

Rien ne resta debout de ce peuple détruit,

Et le vent inconnu qui souffla cette nuit

Changea la forme des montagnes.

XI

Aujourd’hui le palmier qui croît sur le rocher
Sent sa feuille jaunir et sa tige sécher
À cet air qui brûle et qui pèse.
Ces villes ne sont plus ; et, miroir du passé,
Sur leurs débris éteints s’étend un lac glacé,
Qui fume comme une fournaise !

1er novembre 1828.

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