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Je vis Aldebaran dans les cieux. Je lui dis :

— Ô toi qui luis ! ô toi qui des clairs paradis

Ou des hideux enfers portes la torche énorme,

Toi seul connais ta loi, je ne vois que ta forme ;

Car d’une énigme à l’autre on ne peut traverser.

Tout est sphinx ; quand on voit la comète passer

Farouche, et sans qu’aucun firmament l’ose exclure,

Sait-on ce qu’elle essuie avec sa chevelure ?

Dans cette mer de l’Être où tout sert, où tout nuit,

Qu’es-tu ? fanal peut-être au cap noir de la nuit,

Peut-être feu de proue à l’avant d’un navire.

La vie autour de toi naît, meurt, flotte, chavire.

Astre ! quand l’univers naquit, fauve et sacré,

Tu ne fus pas le jet le moins démesuré

De ces convulsions terribles et de l’onde

Du chaos frémissant de devenir le monde.

Tu fais partie, ainsi que l’hydre et l’alcyon,

Du rhythme monstrueux de la création ;

Tu complètes l’horreur sidérale, et tu scelles,

Comme une strophe ardente et faite d’étincelles,

L’immense hymne étoilé qu’on appelle le ciel.

Pan, le grand Tout fatal ou providentiel,

T’accepte stupéfait comme on accepte un rêve.

Aldebaran ! clarté de l’insondable grève,

Tu n’es pas seulement, dans les gouffres vermeils,

Un de ces inconnus que nous nommons soleils,

Tu n’as pas seulement, comme le kéroubime,

Une face splendide et sombre sur l’abîme,

Ô spectre, ô vision, tu n’es pas seulement

Au fond du ciel sinistre un éblouissement ;

Ta merveille, c’est d’être une roue inouïe

De lumière, à jamais dans l’ombre épanouie,

Une apparition d’éternel tournoiement,

Tour à tour perle, onyx, saphir et diamant.

Un effrayant éclair sur toi sans cesse rôde

Et te fait de rubis devenir émeraude,

Et jadis tu troublais le mage libyen,

Monde sur qui se tord un arc-en-ciel ! Eh bien,

Tu n’es pas seul à luire sans fin, sans voile !

L’âme est comme toi, sphère, une quadruple étoile.

Ton prodige est en nous. Astre, nous te l’offrons.

L’antique poésie avec ses quatre fronts,

Orphée, Homère, Eschyle et Juvénal, t’égale.

Quand le soir tombe, à l’heure où chante la cigale,

Ou quand l’aube sourit aux oiseaux éperdus,

En tous lieux, sur l’Arno, sur l’Avon, sur l’Indus,

La muse, qui connaît nos maux, en fait la somme,

Et qui tient cette lampe en main, l’esprit de l’homme,

La muse est là, toujours, partout, et n’est jamais,

Même dans l’hiver triste, absente des sommets.

Tour à tour Calliope, Érato, Polymnie

Et Némésis, elle est l’éternelle harmonie

Qui, sauvage et joyeuse, allant de l’antre au nid,

Commencée en idylle, en tonnerre finit.

Astre ! Elle a son amour, son rire, sa colère,

Et son deuil, comme toi ton tourbillon stellaire ;

Rayon, verbe, elle est douce aux hommes asservis,

Donne aux passants, tyrans ou peuples, des avis,

Chante pour les bons cœurs, luit pour les cœurs funèbres,

Parle, et sur la clarté renseigne les ténèbres ;

Elle est l’humanité debout, changée en voix.

Elle ôte les Césars de dessus les pavois,

Les découronne, et met à leur place l’idée.

Elle est France, Italie, Hellénie et Chaldée.

Satire, elle flétrit ; drame, elle aime ; chanson

Ou psaume, elle a du sort le lugubre frisson ;

Épopée, elle peut montrer aux rois tragiques

La tyrannie aveugle et toutes ses logiques,

L’effrayante moisson des noirs semeurs du mal,

Et le carrosse d’or du sacre triomphal

Dans l’ombre accompagné par l’invisible roue

D’un tombereau hideux que le pavé secoue ;

Elle fait, sur ce globe où pleure Adam banni,

La même fonction que toi dans l’infini ;

Et quoique, fixe et calme au fond du ciel immense,

Tu ramènes au but la comète en démence

Et remettes l’étoile errante en son chemin,

Tu n’es pas lumineux plus que l’esprit humain

Qui montre Dieu, l’enfer, les bonheurs, les désastres,

Ô phare à feux tournants de l’océan des astres !

H.-H. — 5 juin.

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