SCÈNE II.

GALLUS, GUNICH.

GALLUS.

Elle part. L’autre arrive. Et tu dis donc qu’elle a…

Moi qui ne quitte point Zabeth…

GUNICH, à part.

Moi qui ne quitte point Zabeth… Ce qui m’agace.

GALLUS, continuant.

Je n’en sais pas si long que toi, baron sagace.

Combien d’amants dis-tu ?

GUNICH.

Combien d’amants dis-tu ? Sans vous compter, déjà

J’en ai vu sept ou huit passer. Cela changea

Comme un décor.

GALLUS.

Comme un décor. Combien de dettes ?

GUNICH.

Comme un décor. Combien de dettes ? Elle achève

Son second million, je pense.

GALLUS.

Son second million, je pense. Bonne élève.

GUNICH.

Et vous allez garder cette femme ?

GALLUS.

Et vous allez garder cette femme ? Morbleu !

C’est mon chef-d’œuvre.

GUNICH.

C’est mon chef-d’œuvre. Mais…

GALLUS.

C’est mon chef-d’œuvre. Mais… C’est quand je gagne au jeu

Que tu me dis : jetez les cartes. Je contemple

Mon ouvrage, et j’élève aux sept péchés ce temple,

Zabeth. C’est peu vraiment qu’un million ou deux

Pour une telle église offerte à de tels dieux.

Zabeth me satisfait en tout. Je l’ai voulue

Fausse.

GUNICH.

Fausse. Elle triche au jeu.

GALLUS.

Fausse. Elle triche au jeu. Gourmande.

GUNICH.

Fausse. Elle triche au jeu. Gourmande. Elle est goulue.

GALLUS.

Vaine.

GUNICH.

Vaine. Elle est folle.

GALLUS.

Vaine. Elle est folle. Aimant l’amour.

GUNICH.

Vaine. Elle est folle. Aimant l’amour. C’est Astarté.

GALLUS.

Prodigue.

GUNICH.

Prodigue. Elle est avare.

Gallus le regarde. Il insiste.

Prodigue. Elle est avare. Et met l’or de côté.

Ah ! vous réussissez !

GALLUS.

Ah ! vous réussissez ! Toi, tu la calomnies.

Elle vaut mieux que toi.

GUNICH.

Elle vaut mieux que toi. Pour vous les gémonies

Sont le vrai panthéon, ô grand prince railleur !

Pour vous le mal est bien, et le pire est meilleur.

Pourtant, valet, je vois l’intérieur du maître ;

Vous n’êtes pas mauvais, vous voulez le paraître.

Jeu dangereux. Feu noir, dont on sent la cuisson

Tôt ou tard.

GALLUS.

Tôt ou tard. Je m’amuse, ô cuistre, à ma façon.

Il fredonne.

Qu’est-ce en somme que la femme ?

Beaucoup de chair, un peu d’âme,

Un éden entre-bâillé,

Un masque, un rêve, une fable,

Un vaudeville du diable

Auquel l’homme a travaillé.

Je travaille à Zabeth. L’outil, c’est la débauche.

Je fais le monstre, moi, dont Satan fit l’ébauche.

Et plein d’extase, ainsi que jadis Salomon,

je regarde sortir d’une perle un démon.

GUNICH.

Vous m’avez l’air d’un homme amoureux.

GALLUS.

Vous m’avez l’air d’un homme amoureux. Par exemple !

GUNICH.

Dame ! C’est une idole.

GALLUS.

Dame ! C’est une idole. Et l’athée à ce temple

Construit par moi, c’est moi.

GUNICH.

Construit par moi, c’est moi. Vous vous vantez.

GALLUS.

Construit par moi, c’est moi. Vous vous vantez. Jamais.

Amoureux, moi ! jamais. Je rirais, si j’aimais !

GUNICH.

Non, mais vous feriez rire et seriez une altesse

Fort compromise aux yeux des badauds de Lutèce.

Comme avec un éclat de rire ils vous défont !

Paris la bonne ville est très méchante au fond.

Une altesse, elle mord dedans, elle en déjeune.

Quelle chute pour vous si l’on vous trouvait — jeune !

Vous voilez votre cœur, vous sentant en danger,

Ah ! peste ! vous le loup, de passer pour berger.

GALLUS.

Un Bartholo ! moi !

GUNICH.

Un Bartholo ! moi ! Non. Céladon. Grand modèle.

GALLUS.

Quoi ! Zabeth !

GUNICH.

Quoi ! Zabeth ! Monseigneur ne peut se passer d’elle.

Vous la traînez partout, cette madame-là.

Cette Lison changée en marquise brilla

Tout de suite, en jetant aux moulins sa cornette,

Près de vous, comme auprès du soleil la planète.

Bel astre. Et monseigneur a je ne sais quel air

De peu s’en soucier et d’en être très fier.

Ces nuances-là, dont se compose l’églogue,

Sont l’énigme du cœur humain.

GALLUS, haussant les épaules.

Sont l’énigme du cœur humain. Idéologue !

GUNICH.

Il vous la faut toujours, partout, car elle m’a

Supplanté, cette dame, oui !

GALLUS.

Supplanté, cette dame, oui ! L’enfer te forma

De la laideur de l’homme et de la jalousie

De la femme.

GUNICH, à part.

De la femme. Avouez, c’est une fantaisie,

C’est un caprice, on peut aimer par accident,

Convenez avec moi votre vieux confident

Qu’elle égratigne un peu votre âme.

Qu’elle égratigne un peu votre âme. À part, ricanant.

Qu’elle égratigne un peu votre âme. Une âme mûre !

GALLUS.

Je n’ai point d’âme, oison, donc point d’égratignure.

GUNICH.

Au fond, vous la prenez au sérieux.

GALLUS.

Au fond, vous la prenez au sérieux. Qui ? moi !

J’en ris.

GUNICH.

J’en ris. Vous affectez d’en rire. On voit pourquoi.

Vous êtes un dévot honteux de son église.

Vous vous cachez.

GALLUS.

Vous vous cachez. Nella m’échappant, j’ai pris Lise.

Je chassais, je cherchais des appas indulgents,

Une charmeuse ayant pitié des pauvres gens,

Un peu libre, un peu folle, ayant de la clémence.

Tombé sur des vertus par un hasard immense,

M’étant cassé le nez juste à l’escarpement

D’une vierge d’acier, d’ombre et de diamant,

Ayant vu tout à coup, quand je rêvais la butte

Montmartre où dix moulins font gaîment la culbute,

Surgir avec sa neige auguste la Yungfrau,

Ayant tiré du sac ce mauvais numéro,

J’ai dit : je me crois aigle et lion, je suis âne.

Je me suis rejeté sur une paysanne

Quelconque, fort jolie et pas bête, ma foi,

Et je l’ai faite reine en me défaisant roi.

Roman simple ; et j’en suis au deuxième chapitre.

Gallus fouille dans le gousset de son gilet, en tire sa tabatière, ne s’aperçoit pas qu’il vient d’en tirer en même temps un papier, et prend une prise de tabac. Le papier est tombé à terre. Gunich, en arrière de Gallus, le ramasse, y jette un coup d’œil, et le met dans sa poche pendant que Gallus éternue et secoue d’une chiquenaude les dentelles de son jabot.

GUNICH.

Çà, vous êtes un roi duquel je suis le pitre.

GALLUS.

Faquin !

GUNICH.

Faquin ! Le conseiller d’état, si vous voulez.

Je plains les papillons aux chandelles brûlés.

Je vous vois approcher d’une flamme hagarde,

Charmante et formidable, et je dis : Prenez garde.

Quelque chose se passe au fond de votre cœur.

Vous êtes un captif qui se drape en vainqueur.

C’est une maladie étrange propre aux hommes

Très corrompus, blasés, exquis, comme nous sommes,

D’idolâtrer avec dédain, et d’être pris

Parfois profondément, tout en disant : je ris.

L’eau qu’on jette à ce feu le rallume et l’attise.

Est-on jaloux ? fi donc ! tendre ? quelle bêtise !

Si quelqu’un vous pénètre et dans votre âme lit,

On se fâche ; on se sent comme en flagrant délit.

Surtout il ne faut pas que la belle s’en doute.

Qu’aime-t-on d’elle ? rien. Et tout. Sotte, on l’écoute.

Grasse, c’est un Rubens ; maigre, c’est un Watteau.

Don Juan extérieur, Pyrame incognito,

On se croit libertin. Point. On est platonique.

On couve en souriant un vague amour chronique.

On aime l’âme, et non la chair fragile, on croit

N’être que gris, hélas ! on est ivre. L’œil froid

Masque le cœur brûlant.

GALLUS.

Masque le cœur brûlant. Dadais métaphysique !

Hors la bonne cuisine et la bonne musique,

Qui sont la même chose au fond, je n’aime rien.

GUNICH.

Hum ! parfois le lion a dans sa cage un chien.

Il croit d’abord qu’il va le manger ; puis il l’aime.

GALLUS.

Rien ne m’enivre.

GUNICH.

Rien ne m’enivre. Hum !

GALLUS.

Rien ne m’enivre. Hum ! Je suis froid par système.

GUNICH.

Hum !

GALLUS.

Hum ! Tu dis ?…

GUNICH.

Hum ! Tu dis ?… Est-ce un cri factieux ? je dis : hum !

GALLUS.

Mon cœur est le sommeil.

GUNICH.

Mon cœur est le sommeil. L’amour est l’opium.

Pardon, le cœur d’un prince, on ne sait trop qu’en dire.

Livre doré sur tranche où l’on n’ose pas lire.

Pourtant permettez-vous que…

GALLUS.

Pourtant permettez-vous que… Buse, je permets.

GUNICH.

L’amour se pique au jeu quand on lui dit : Jamais !

Vous cachez l’aventure et moi je la devine.

La rêver infernale et la trouver divine,

Voilà votre accident devant cette Zabeth.

GALLUS.

Et d’abord, tu ne sais pas même l’alphabet

Du respect. Nomme-la madame. Elle est au prince.

À moi, qui suis ton maître. Et maintenant, si mince

Que soit ton intellect, comprends que, sans déchoir,

Je ne puis aimer, moi qui jette le mouchoir.

Être un Tityre inepte au fond d’un site agreste,

À d’autres ! N’aimant pas, je reste moi. Je reste

Le maître. Devenir amoureux, moi rieur !

Tu crois que je prendrais ce rôle inférieur !

GUNICH, ricanant.

Le rôle vous prend.

GALLUS.

Le rôle vous prend. Non. Si bon te semble, certe,

Vieux fou, sois amoureux, passe aux femmes, déserte.

Moi, point. J’ai pu, le jour où le dégoût me prit,

Abdiquer comme roi, mais comme homme d’esprit,

Non pas. Moi, grimacer l’amour ! Qu’on me lapide.

Je vois mes rides, va. Me crois-tu donc stupide

Jusqu’à m’imaginer que de jeunes yeux bleus

Planteront là messieurs les blancs-becs merveilleux

Pour contempler rêveurs mon gilet de flanelle !

Ah ! rien ne change, ami, la nature éternelle !

Avril sera toujours par Aurore ébloui.

Matin et renouveau sont des lieux communs ; oui,

C’est vieux, le lys, c’est vieux, la rose ; mais qu’importe,

C’est toujours jeune, et l’aube est toujours la plus forte.

Oui, pour comprendre l’ombre et les cieux infinis,

L’astre et la fleur, Chloé se penche sur Daphnis,

Oui, Nella cherche George, oui, les Agnès épellent

Les Chérubins ; jeunesse et jeunesse s’appellent.

Est-ce toi, printemps ? dit la fauvette tout bas.

Il faut les bleus sommets pour les tendres ébats.

Résignons-nous. Rions.

GUNICH.

Résignons-nous. Rions. Monseigneur se résigne.

Il est grand, puissant, riche, illustre, auguste, insigne,

Et son manteau royal d’aigles est parsemé.

GALLUS.

À quoi cela sert-il si l’on n’est pas aimé !

GUNICH.

Vous êtes toujours sûr, vous, prince, d’être au faîte.

GALLUS.

Devant les femmes, non. L’orgueil du rang est bête.

Pour la femme, un roi passe après son page. Un duc

Ne vaut point ses laquais, mon cher, s’il est caduc.

Aucun soleil couchant n’a droit à l’espérance.

Le sage ne fait pas aux jeunes concurrence ;

Il ne va pas livrer un sot amour risqué

Aux quolibets des gens qui flânent sur le quai ;

Il voit son œil s’éteindre auprès d’un œil qui brille ;

Il s’observe. Devant n’importe quelle fille,

Devant une catau de trente sous, on est

Allié des Habsbourg et des Plantagenet,

Landgrave palatin, duc d’Autriche, infant d’Este,

Prince !… — On voit ses cheveux blanchir, on est modeste.

GUNICH.

On se poudre !

GALLUS.

Ah ! tu crois, baron de peu de sens,

Que cette neige-là cache celle des ans !

Mais j’ai dix lustres !

GUNICH.

Mais j’ai dix lustres ! Soit. Bel âge !

GALLUS.

Mais j’ai dix lustres ! Soit. Bel âge ! Tout s’envole.

Mais je ne serai pas un Géronte frivole.

C’est assez d’avoir cru trop longtemps au matin.

Hélas ! c’est triste. Avoir arrangé son destin,

Son cœur, ses goûts, sa vie éclatante et sonore,

Pour être à tout jamais la jeunesse, l’aurore,

L’aube, et voir sur son front monter la sombre nuit !

GUNICH.

Ah ! je conviens que l’âge à la jeunesse nuit.

Être jeune est le ciel. Rester jeune…

GALLUS.

Être jeune est le ciel. Rester jeune… Est l’abîme.

Un ridicule à moi ! J’aimerais mieux un crime.

Oh ! qui que vous soyez, devant Lise ou Ninon,

Tenez-vous bien, soyez moqueur et fort, sinon

Vous verrez bientôt poindre une belle hargneuse.

Le méprisant peut seul braver la dédaigneuse.

Surtout, méfions-nous des scènes que nous font

Ces belles, et des cris, et de leur art profond

De s’irriter, de fondre en pleurs, d’être hardies,

Et ne nous laissons pas prendre à leurs comédies.

Plutôt livrer ma vie au tigre libyen

Qu’à la femme ! — À propos, mon anneau, tu sais bien ?

Ma bague empoisonnée ?

GUNICH.

Ma bague empoisonnée ? Ah ! cet anneau terrible

Qui contient un poison.

GALLUS.

Qui contient un poison. Un remède infaillible.

GUNICH.

Eh bien ?

GALLUS.

Eh bien ? Je ne l’ai plus.

GUNICH.

Eh bien ? Je ne l’ai plus. Comment ?

GALLUS.

Eh bien ? Je ne l’ai plus. Comment ? On me l’a pris

Pendant que je dormais ou bien que j’étais gris.

Je le regrette.

GUNICH.

Je le regrette. Au fait, c’était un joyau rare.

GALLUS.

Un ami. Cet anneau me venait de Ferrare

Dont une Borgia fut duchesse. On vieillit,

Tu comprends ; le destin devient un mauvais lit ;

Un vieux beau, c’est un être absurde et difficile,

D’un côté sensitive et de l’autre fossile.

On sort de l’opéra, du bal, de chez Mesmer,

De chez le roi de France, avec le mal de mer.

C’est pour cela, dût-on n’en jamais faire usage,

Qu’on tient à ces bijoux sinistres, et qu’un sage,

À tous les biens qu’il a, qu’il attend, qu’on lui doit,

Qu’il espère ou qu’il veut, joint la mort, bague au doigt.

GUNICH.

Un suicide en l’air, facultatif, possible,

Départ à volonté pour le monde invisible,

Avoir toujours la clef du tombeau sous sa main,

Faire, comme un valet, venir ce noir Demain,

Avoir derrière soi l’éternité qu’on sonne

Et qui paraît : Que veut monseigneur ? — J’en frissonne,

Mais c’est bien agréable, au fait.

GALLUS, pensif.

Mais c’est bien agréable, au fait. L’empoisonneur

Des bijoux, c’est le sort.

GUNICH.

Des bijoux, c’est le sort. C’est vous. — Donc, monseigneur,

C’est dit. Vous n’aimez point votre bonne fortune.

GALLUS.

Zabeth !

Zabeth ! Il hausse les épaules.

Zabeth ! Bah !

GUNICH.

Zabeth ! Bah ! Soit. Eh bien ! moi, je vais vous faire une…

Révélation.

GALLUS.

Révélation. Quoi ?

GUNICH, s’approchant de la crédence et montrant le bouquet.

Révélation. Quoi ? Voyez-vous ce bouquet ?

GALLUS.

Oui.

GUNICH.

Oui. De qui ça vient-il ?

GALLUS.

Oui. De qui ça vient-il ? De quelque freluquet

Qui, ne pouvant payer des diamants infâmes,

S’imagine qu’avec des fleurs on a des femmes.

GUNICH.

Tous les jours il en vient pour madame un pareil.

Il montre l’écrin.

Voyez-vous cet écrin ?

GALLUS.

Voyez-vous cet écrin ? Sur ce plat de vermeil ?

Oui. C’est quelque galant, moins innocent que l’autre,

Qui veut plaire.

GUNICH, s’approchant de la fenêtre et montrant le jardin.

Qui veut plaire. En ce parc, dessiné par Lenôtre,

Tous les matins on joue une aubade.

GALLUS.

Tous les matins on joue une aubade. Oui. Très haut.

C’est encore un galant quelconque. Un peu bien sot.

Car c’est à la Vénus qu’il offre la diane.

GUNICH, continuant.

Quelqu’un tous les jours donne un bouquet.

GALLUS.

Quelqu’un tous les jours donne un bouquet. Qui se fane.

GUNICH, continuant.

Un écrin, un concert. Et monseigneur le sait.

GALLUS.

Je sais encor ceci qu’on ne sait pas qui c’est.

Ces trois bergers masqués et muets me font rire.

Personne ne connaît leurs noms.

GUNICH.

Personne ne connaît leurs noms. Personne, sire,

Excepté moi.

GALLUS.

Excepté moi. Tu dis ?…

GUNICH.

Excepté moi. Tu dis ?… Excepté moi.

GALLUS.

Excepté moi. Tu dis ?… Excepté moi. Tu crois

Les connaître ?

GUNICH.

Les connaître ? Je peux les nommer.

GALLUS.

Les connaître ? Je peux les nommer. Tous les trois ?

GUNICH.

Tous les trois. Le premier, le jeune, offrant des roses,

C’est vous. L’autre, plus vieux, donnant ces belles choses,

Ces diamants, c’est vous. Le troisième, à genoux

Aussi lui, le seigneur des aubades, c’est vous.

GALLUS.

Eh bien, après ?

GUNICH.

Eh bien, après ? C’est vous.

GALLUS.

Eh bien, après ? C’est vous. Voilà ta découverte !

GUNICH.

Niez-vous ?

GALLUS.

Niez-vous ? Non. C’est vrai. Qu’en conclut monsieur ?

GUNICH.

Niez-vous ? Non. C’est vrai. Qu’en conclut monsieur ? Certe,

Que vous êtes, mon prince, énormément épris.

GALLUS, se tenant les côtes.

Ah ! vraiment, mon baron est trop bête. Ah ! j’en ris !

Ah ! je suis amoureux parce que je m’ennuie,

Et qu’il me plaît de mettre un rayon dans la pluie,

Du soleil dans la brume, un sourire en des yeux

Qui, tristes, seraient laids, et qui sont beaux, joyeux.

C’est mon goût. La beauté, plus la gaîté ; fleur double.

Ah ! mon pauvre espion myope, tu vois trouble.

Ah ! je suis amoureux parce que je distrais

Mes cinquante ans à mettre en relief des attraits

Qui, charmants sous des fleurs, sont exquis sous des perles !

Parce que le sommeil des moineaux et des merles

Ne m’est pas à ce point sacré que dans ce bois

Je ne me glisse avec des joueurs de hauthois,

Et parce que j’ordonne à cinq ou six maroufles

De faire avec leurs chants, leurs gammes et leurs souffles,

Flotter un songe d’or sur de beaux yeux fermés !

Parce que j’ai le goût des bouquets embaumés,

Des bijoux envoyés aux belles, par Hercule,

Je suis un vieux crétin d’amoureux ridicule !

Je m’amuse, morbleu ! j’ai cette fille-là,

Et j’en fais le motif d’un éternel gala !

Mais à qui donc veux-tu que je donne des roses ?

À toi ? Quand tes gros yeux collent leurs cils moroses,

Quand tu dors, dois-je aller, pendant une heure ou deux,

Faire de la musique à tes rêves hideux ?

Faut-il qu’au point du jour sous tes volets je rôde ?

Dois-je faire couler la perle et l’émeraude

En rivières autour de ton vieux cou ridé ?

Dois-je te déclarer sultane validé ?

Ægipans, nymphes, dieux, ô faunes de Sicile,

Accourez, venez voir cet immense imbécile !

Mais pense un peu, voyons, peux-tu ? Lise a vingt ans,

J’en ai cinquante. Eh bien, je me masque, et j’entends,

À défaut du bonheur, fleur que nul ne transplante,

Lui faire une nuée amoureuse et galante.

Personnages du conte : Angélique et Médor.

Elle est Danaë. Soit. Moi, pluie et grêle d’or.

Elle est Héro, pensive, et moi je me ranime

À lui faire rêver un Léandre anonyme.

Trouves-tu qu’être aimable est au-dessous de moi ?

Trop de distance ! elle est goton et je suis roi.

Non, belître. Elle est femme, et je suis gentilhomme.

Être amoureux ! jamais. Non. Mais être économe,

Non plus. Garder son cœur, dépenser son argent,

C’est ma mode. Être aux goûts d’une femme indulgent ;

Lui faire tous les jours d’agréables surprises ;

Lui racheter l’ennui de voir vos mèches grises

Par des bals, des bijoux, des fleurs ; être courtois ;

Et se taire ; et n’aller pas crier sur les toits :

Mesdames et messieurs, je suis celui qui paie !

Faire en somme à la belle une existence gaie,

Libre, opulente, vive et jeune, de façon

À se dire : après tout je suis un bon garçon !

Voilà l’élégance. Hein ?

GUNICH.

Voilà l’élégance. Hein ? Vous êtes à l’escrime

Très fort.

GALLUS.

Très fort. Je te dis, moi, de m’accuser d’un crime,

Et non d’une bêtise. Étant déjà l’amant,

Si j’étais l’amoureux, je serais fou vraiment.

GUNICH.

Vous me jetez ce mot : buse !

GALLUS.

Vous me jetez ce mot : buse ! Oui, je le décoche.

GUNICH.

Mais il ne faudrait pas alors de votre poche

Laisser tomber ces vers écrits de votre main.

Il présente à Gallus le papier que Gallus a laissé tomber,

le déploie, et se met à lire.

Sonnet. À Zabeth.

Déclamant.

Sonnet. À Zabeth. …Belle au regard inhumain…

GALLUS, lui arrachant le papier.

Ô stupide espion ! voleur plus bête encore !

Que ne suis-je encor roi pour que je te décore

De l’ordre d’ânerie inventé tout exprès !

GUNICH.

Mais lisez, monseigneur.

Mais lisez, monseigneur. Lui montrant le sonnet.

Mais lisez, monseigneur. — … Vos appas… Vos attraits… —

Donc vous voulez charmer ! Donc vous désirez plaire !

Gallus jette le papier au feu.

GALLUS.

Tu me feras crever de joie et de colère.

Tudieu ! quel animal réjouissant ! Comment !

Parce qu’étant poëte, un peu, suffisamment

Pour égaler, si bon me semble, qui ? Virgile,

Je bâcle un vers ou deux, je meurs d’amour ! Mais, Gille !

Un poëte est un être indifférent, divers,

Qui s’exerce à viser un cœur avec un vers,

Qui prend pour but d’une ode une femme quelconque,

Et qui, tout en criant : C’est Vénus dans sa conque !

C’est Léda sur son cygne ! Hébé ! Turlututu,

Ne veut pas plus charmer cette femme, vois-tu,

Qu’un archer dans un tir ne veut tuer la cible.

La cible est en carton. La femme aussi. L’horrible,

C’est d’avoir pour laquais un baron saugrenu

Tel que toi, marié jadis, jadis cornu,

Croyant aux vers ! Le vrai poëte est impassible.

Si les sonnets comptaient, tout serait impossible.

Être forcé d’aimer, parce que ça rime !

GUNICH.

Être forcé d’aimer, parce que ça rime ! Oui.

Au fond, c’est vrai. La rime est piège.

GALLUS.

Au fond, c’est vrai. La rime est piège. Homme inouï,

Apprends tout. Ce sonnet, pour comble d’aventure,

Zabeth l’a dans les mains !

GUNICH.

Zabeth l’a dans les mains ! Mais d’une autre écriture.

Gageons.

GALLUS.

Gageons. Certes. Je puis fabriquer, s’il me plaît,

Des vers, mais je les fais écrire à mon valet.

Par instants, une envie, honnête et sage en somme,

Me prend d’écorcher vif ce hideux gentilhomme !

Apollon, c’est ainsi que tu remercias,

Pour avoir chanté faux, le nommé Marsyas.

GUNICH.

Je chante juste.

GALLUS.

Je chante juste. Va, je suis impénétrable.

Inaccessible, inex…

GUNICH.

Inaccessible, inex… Pugnable.

Inaccessible, inex… Pugnable. Souriant et saluant.

Inaccessible, inex… Pugnable. Et vulnérable.

GALLUS.

Comme Achille alors. Soit. Au talon. Non au cœur.

GUNICH.

Le cœur, souvent les grands l’ont au talon.

GALLUS.

Le cœur, souvent les grands l’ont au talon. Moqueur,

Tu seras avec moi le moqué. Je t’enseigne,

Et ma gaîté te crible, et ta bêtise saigne.

GUNICH.

Vous perdez vos anneaux, vous perdez vos sonnets.

Prenez garde.

GALLUS, lui tournant le dos.

Prenez garde. Il me prend pour un de ces benêts

Qui, vu qu’un grand cordon leur coupe en deux le ventre,

Rêvent de plaire au sphinx accroupi dans son antre,

À la femme.

S’affermissant sur ses talons et regardant Gunich en face.

À la femme0 L’amour pour les niais est bon.

Je puis être un vieillard, mais jamais un barbon.

De Louis quinze vieux bien souvent nous sourîmes,

Personne ne rira de moi. Quant à mes rimes,

C’est un jeu, mes bouquets, de même. Et, fût-on roi,

Il faut avec la femme enfin qu’on a chez soi,

Belle ou non, paysanne, ou marquise, ou comtesse,

Savoir vivre. De là mes cadeaux. Politesse.

GUNICH.

Vous êtes, monseigneur, éperdument poli.

GALLUS.

À présent, sois muet. Je t’ordonne l’oubli.

Si de ceci tu dis un mot, ma politesse

T’étranglera.

GUNICH, écoutant à la grande porte de gauche.

T’étranglera. J’annonce un groupe à votre altesse.

Entre Zabeth, et avec elle une foule de petits jeunes gens, parmi lesquels le duc de Monthazon, avec le cordon bleu, le duc de Créqui avec la croix de Saint-Louis, lord Effingham avec la jarretière, le vicomte de Thouars. Au milieu des jeunes gentilshommes, un docteur, noir, en perruque ronde. En avant du groupe, un abbé. L’abbé entre le premier, en dansant et en raclant une guitare.