SCÈNE III.

LE DUC GALLUS, NELLA.

LE DUC GALLUS, s’avançant et saluant.

Madame… —

Nella se retourne et le regarde.

Madame… — À part.

Madame… — Elle a grand air. Elle n’est pas surprise.

Haut à Nella.

Je suis un voyageur qui passe. S’il vous plaît,

Pourrait-on ici boire une tasse de lait ?

En payant ?

NELLA.

En payant ? Sans payer. Oui, monsieur.

Elle verse du lait dans un gobelet.

Le duc s’assied sur une des deux chaises, et boit une gorgée de lait. Nella va et vient dans la salle, rangeant les meubles et serrant du linge dans les bahuts sans s’occuper de lui.

LE DUC GALLUS, lorgnant la masure.

En payant ? Sans payer. Oui, monsieur. Pierre et briques.

Édifice à classer parmi les historiques.

Lorgnant la fille.

— Vingt ans. De trop grands yeux, et de trop petits pieds.

Revenant à l’inspection du logis.

— Des ancêtres cassés. Des preux estropiés.

Force héros sans nez, perdus dans les décombres.

Ce mélange imposant de Charlemagnes sombres,

De Barberousses morts, de Christs, de Jéhovahs,

De saints, que le vulgaire appelle des gravats.

L’auguste bric-à-brac, épars sous la fougère,

Que l’histoire plus tard met sur son étagère.

Une commission de savants trouverait

Regardant le chiendent qui pousse entre les pavés.

À camper dans cette herbe énormément d’attrait.

L’humidité triomphe, et fait sous ce portique

Prospérer la grenouille, animal aquatique.

Tous les siècles moisis ensemble. Que c’est beau !

La ruine vraiment vaut presque le tombeau.

C’est superbe. Les goths, les romains, les sicambres.

Des pierres dans le blé, du gazon dans les chambres,

Un burg, quoi ! C’est là, certe, un rare monument,

Où l’on doit s’ennuyer épouvantablement.

Lorgnant Nella.

— Divine ! un brin de fleur, et la voilà coiffée !

Haut à Nella.

— Mademoiselle, on voit dans les contes de fée

Des belles, comme vous, que garde en une tour

Un dragon, et pour qui des rois meurent d’amour,

Et que viennent sauver des paladins bravaches.

— Ah çà ! que faites-vous ici ?

NELLA.

— Ah çà ! que faites-vous ici ? Je trais les vaches.

LE DUC GALLUS.

Traire les vaches. Soit. Il est d’autres bonheurs.

Que faites-vous après ?

NELLA.

Que faites-vous après ? Je porte aux moissonneurs

Leur dîner dans les champs.

LE DUC GALLUS.

Leur dîner dans les champs. Après, belle pensive ?

NELLA.

Je lave à la fontaine et je fais la lessive.

LE DUC GALLUS.

Ah ! grâce pour ces mains charmantes ! — Puis après ?

NELLA.

Je balaie, et je range au cellier nos œufs frais.

LE DUC GALLUS.

Après ?

NELLA.

Après ? J’ai ma quenouille, ou bien je raccommode

Ma robe.

LE DUC GALLUS.

Ma robe. Qui n’est pas tout à fait à la mode.

NELLA.

Je ne sais pas.

LE DUC GALLUS.

Je ne sais pas. Après ?

NELLA.

Je ne sais pas. Après ? Quand mon père, à pas lents…

Elle montre la fenêtre d’où le duc a déjà aperçu le père.

— Regardez, — on le voit d’ici. — Ces cheveux blancs ! —

Quand il rentre le soir, je tiens la table prête,

Je mets la nappe.

LE DUC GALLUS.

Je mets la nappe. Et puis ?

NELLA.

Je mets la nappe. Et puis ? Nous soupons tête à tête.

LE DUC GALLUS.

De pain bis ?

NELLA.

De pain bis ? Et de lait.

LE DUC GALLUS.

De pain bis ? Et de lait. C’est là tout le gala ?

NELLA.

Puis je lui lis un peu de ces gros livres-là.

Elle montre les livres sur le bahut qui touche à la table. Le duc tourne la tête et, sans se lever, regarde les titres des livres sur les dossiers des volumes.

LE DUC GALLUS, déchiffrant.

Homère. Grotius. Polybe, la Genèse.

NELLA.

Ou bien, tout en causant, je couds près de sa chaise,

Et, le travail faisant des trous à ses habits,

Je les lui double avec de la peau de brebis.

Puis mon père me tend ses bottes, je les ôte.

LE DUC GALLUS.

Ensuite ?

NELLA.

Ensuite ? Ensuite on fait la prière à voix haute.

Il m’embrasse, et l’on va dormir.

LE DUC GALLUS, se levant.

Il m’embrasse, et l’on va dormir. C’est tout ?

NELLA.

Il m’embrasse, et l’on va dormir. C’est tout ? C’est tout.

Le duc s’approche d’un air insinuant avec un sourire d’intelligence.

LE DUC GALLUS.

Qu’avez-vous dans l’esprit ?

NELLA.

Qu’avez-vous dans l’esprit ? Croire en Dieu.

LE DUC GALLUS.

Qu’avez-vous dans l’esprit ? Croire en Dieu. C’est beaucoup.

Nella se remet à faire le ménage de la salle.

Après un silence.

Vous devez par instants vous sentir sérieuse ?

Vous êtes…

NELLA.

Vous êtes… Je ne suis pas même curieuse.

J’ignore votre nom.

J’ignore votre nom. Avec une révérence fière.

J’ignore votre nom. Soyez le bien venu.

LE DUC GALLUS, souriant.

Le bonheur est parfois caché dans l’inconnu.

Se rapprochant.

Rêvez-vous ? pensez-vous ?

NELLA.

Rêvez-vous ? pensez-vous ? Penser, c’est trop. J’espère.

LE DUC GALLUS, accentuant son sourire.

Mais, belle, il faut aimer quelqu’un.

NELLA.

Mais, belle, il faut aimer quelqu’un. J’aime mon père.

LE DUC GALLUS.

Mais par des cheveux blancs tout le cœur n’est pas pris.

NELLA, le regardant.

J’aime les cheveux blancs, et non les cheveux gris.

Maintenant, s’il vous plaît, je vais serrer mon linge.

LE DUC GALLUS, à part.

Une gazelle ayant de l’esprit comme un singe !

Nella retourne à ses occupations d’intérieur. Elle remet la ruine en ordre le plus qu’elle peut. Elle va et vient, sans faire attention au duc.

LE DUC GALLUS, se rasseyant.

Ah çà, je n’aime point voir des enterrements.

Ces yeux profonds et bleus comme des firmaments,

Cette fraîcheur timide, et cette rougeur fière,

Ce front rose qui semble un lever de lumière,

Tout cela n’est pas fait pour garder la maison.

Je crois en vous voyant voir l’aurore en prison.

Oui, vous êtes l’aurore, et vous êtes esclave

Dans la nuit ! Au cachot, seule au fond d’une cave,

Chez ce bonhomme affreux qu’on appelle l’hiver.

La beauté c’est le fruit, l’indigence est le ver.

Regardant la masure.

Burg sinistre ! Où donc est ton échelle, ô Latude !

À Nella.

— Tel que vous me voyez, j’aime la solitude,

À la condition de ne pas être seul. —

Croupir ! devenir laide ! autant vaut le linceul.

Viviane se change en Toinon dans ces bouges.

La taille s’épaissit, les bras deviennent rouges.

Guerre à cet oppresseur infâme, le corset !

Je viens vous annoncer une nouvelle, c’est

Qu’il existe des lieux charmants ; c’est que Versailles,

Potsdam, Schoenbrunn, ont mis l’Olympe en leurs broussailles ;

C’est qu’il est des palais ; c’est qu’il est des bosquets ;

C’est qu’au seuil d’une idylle il faut de grands laquais ;

C’est que le buisson, l’herbe, et la bruyère, et l’arbre,

Ne sont beaux que mêlés à des nymphes de marbre ;

C’est qu’un torrent est laid, et qu’au fond du vallon

L’eau doit se comporter comme dans un salon ;

C’est qu’Homère et Milton ne sont que des maroufles

Faits pour passer le temps à chanter vos pantoufles ;

C’est qu’il est un devoir, l’oisiveté, pour ceux

Qu’enivre la langueur des appas paresseux ;

C’est que les beaux habits sont beaux ; c’est que les femmes

Doivent être de poupre et d’or, comme les flammes,

Car toutes ont pour loi de brûler à leur tour

Dans l’immense incendie universel, l’amour !

Je viens vous annoncer que vous êtes déesse ;

Que la beauté, cet astre, a pour ciel la richesse,

Et que sur cette terre, ancien fief de Vénus,

Où, pour voir deux beaux yeux et baiser deux pieds nus,

Le pape donnerait Rome, et moi, Babylone,

Vous avez une jupe en serge à dix sous l’aune !

Montrant tour à tour Nella et le burg.

Je ne suis pas Dieu. Non. Mais pour lui je rougis

Que faisant de tels yeux, il fasse un tel logis !

Morbleu ! faut-il qu’on rie, ou bien faut-il qu’on pleure ?

Vous êtes la beauté suprême, pour demeure

Vous avez la tristesse horrible ! C’est complet.

Ma parole d’honneur, si j’avais un valet

Maladroit comme Dieu, laissant de sa fenêtre

Tomber le pot de fleurs où le lys vient de naître

Et cassant un destin charmant sur le pavé,

Cachant dans un taudis l’être qu’on a rêvé,

Brouillant tout, faussant tout, faisant traire les vaches

À Psyché, j’userais sur son dos vingt cravaches !

Dieu se moque de nous, tristes fils de Japhet !

Il s’est levé et, comme par mégarde, laisse s’écarter son habit de voyage sous lequel on entrevoit sa plaque et son grand cordon.

NELLA.

Monsieur, si vous croyez me faire de l’effet

Parce que vous ouvrez votre habit de manière

À montrer un crachat sous votre boutonnière

Et dans votre gilet le coin d’un cordon bleu,

Vous vous trompez.

Elle va au coin où est la voussure, et écarte les deux volets fermés. En tournant sur leurs gonds, ils découvrent un tableau qui est le portrait en pied d’un homme de guerre en grand uniforme, couvert de décorations et de broderies, avec un grand cordon, le même que porte le duc.

Vous vous trompez. — Voici mon grand-père.

LE DUC GALLUS.

Vous vous trompez. — Voici mon grand-père. Vrai Dieu !

C’est un feld-maréchal.

NELLA.

C’est un feld-maréchal. Parfaitement.

LE DUC GALLUS.

C’est un feld-maréchal. Parfaitement Vous êtes ?…

NELLA.

Sa petite-fille.

Sa petite-fille. Elle salue le portrait avec gravité, puis se redresse.

Sa petite-fille. Oui. Les tambours, les trompettes

L’annonçaient. Maintenant, il dort dans son linceul.

Les autres généraux l’admiraient. Mon aïeul

Étant le plus prudent était le plus terrible.

Il était infaillible, il était invincible.

Et l’empereur, présent, voulait qu’il commandât.

LE DUC GALLUS.

Et son fils, votre père ?…

NELLA.

Et son fils, votre père ?… Est un simple soldat.

Elle salue de nouveau le portrait, puis se retourne vers le duc.

Mon père est le baron d’Holburg. La destinée

L’avait brisé déjà que je n’étais pas née.

On n’apprend point l’histoire aux femmes, c’est pourquoi

Je ne vous dirai pas si ce fut pour le roi

Ou l’empereur, si c’est pour la Prusse ou l’Autriche,

Qu’étant noble, il donna son sang, et qu’étant riche,

Il donna son argent jusqu’au dernier écu ;

Je sais qu’il eut le tort d’être pour le vaincu.

Le vainqueur le frappa. L’on mit sous le séquestre

Ses fiefs seigneuriaux rayés de l’ordre équestre,

Puis on le fit soldat. Ce burg fut son exil.

Tout paysan pour lui devint un alguazil ;

Les murs tombent, hélas, et les cœurs dégénèrent.

Ceux qu’il avait jadis nourris, l’espionnèrent.

Mon père n’eut plus droit de porter l’éperon.

Défense de lui dire excellence ou baron.

Il laboure son champ. Lui, cousin des margraves,

Quoiqu’il fût le plus brave au milieu des vieux braves,

Les jeunes officiers n’ont pas l’air de le voir.

Il fait le blé, je fais le pain. Calme, le soir,

Il s’en revient, traînant le soc parmi les plaines,

Tandis que le soleil descend dans les grands chênes.

Nous buvons l’eau du ciel qui remplit le fossé.

Il ne parle jamais de ce qui s’est passé ;

Si quelqu’un par hasard lui fait une demande,

Il répond : J’ai servi la patrie allemande,

Et se retire, un peu plus fier qu’auparavant.

Il songe volontiers dans les bois pleins de vent.

Il a le front pensif de l’homme qui persiste.

Il est vieux, seul, vaincu, proscrit. Il n’est pas triste.

On sent qu’il porte en lui la cause juste. Il croit.

À mesure que l’ombre autour de lui s’accroît

Je vois dans sa prunelle augmenter la lumière.

Son donjon lentement devient une chaumière.

Il regarde souvent ce portrait, son trésor ;

L’épaulette de laine à l’épaulette d’or

Raconte son histoire et parle de la guerre,

Et je vois mon aïeul qui sourit à mon père.

N’ayant pas de quoi mettre une tuile à son toit,

Mon père dans sa chambre en ruine reçoit

L’averse quand il pleut et le froid quand il vente,

Et moi je suis sa fille et je suis sa servante,

Et c’est ce qu’on appelle être un homme déchu.

LE DUC GALLUS, à part.

En entrant je voulais chiffonner ce fichu ;

Maintenant, — est-ce donc le sol qui se dérobe ? —

Je suis prêt à baiser le bas de cette robe.

Haut à Nella.

Je ne suis pas très fort en histoire non plus.

Votre père appartient aux âges révolus.

Mais, voyons, qu’a-t-il fait ?

NELLA.

Mais, voyons, qu’a-t-il fait ? De ce qu’a fait mon père,

Je ne sais rien du tout, sinon que j’en suis fière.

LE DUC GALLUS.

L’empereur pourrait, tout étant calme aujourd’hui,

Lui faire grâce.

NELLA.

Lui faire grâce. Hein ? lui faire grâce ! à lui !

Lui seul aurait le droit de faire grâce aux autres.

De qui donc croyez-vous parler ?

LE DUC GALLUS.

De qui donc croyez-vous parler ? De l’un des nôtres.

D’un seigneur.

NELLA.

D’un seigneur. Les seigneurs sont aussi courtisans.

Point. Nous sommes, mon père et moi, des paysans.

Mon père est un soldat, je suis une vachère.

Notre chute profonde et haute nous est chère.

Ah ! lui peut s’appuyer aussi sur mon honneur !

Mon père est en dépôt dans mes mains. Son bonheur

Est mon devoir. Je sais que je dois être forte.

Je suis le seul débris de sa famille morte ;

Il n’a que moi. Vivez, vous les hommes dorés !

Oui, mes vaches, je vais les traire dans les prés.

J’aime leurs grands yeux bleus qu’on dirait pleins d’un rêve ;

Elles donnent leur lait à vous tous ; je me lève

De grand matin, je cours, je saute les fossés,

Je me mouille les pieds dans l’herbe ; je ne sais

Si le roi Frédéric combat l’empereur Charle ;

Mais elles, dans les champs, m’attendent ; je leur parle ;

Chacune semble heureuse et gaie en m’écoutant ;

Elles lèchent mes mains, et j’ai le cœur content

Dans la grande nature, et loin de vos chimères,

Moi bonne fille, avec toutes ces bonnes mères.

LE DUC GALLUS, à part.

Je ne sais pas pourquoi je tremble comme un sot.

Serais-je un honnête homme à mon insu ? L’assaut !

Vite ! Donnons l’assaut.

Vite ! Donnons l’assaut. Haut à Nella.

Vite ! Donnons l’assaut. Que diriez-vous, madame,

D’un prince qui voudrait vous apporter son âme,

Son rang, ses millions, son nom grand et vainqueur ?

NELLA.

Le nom est quelquefois le contraire du cœur ;

Nom auguste, esprit vil ; nom obscur, âme illustre.

Parfois le pâtre est prince et le monarque est rustre.

Ici c’est l’ombre. On n’a pas vu, dans ce manoir,

De princes, et l’on trouve inutile d’en voir,

Et j’ai toujours pensé, quant à moi, qu’une altesse,

C’était de la grandeur, mais de la petitesse.

LE DUC GALLUS, à part.

Brusquons.

Brusquons. Haut.

Brusquons. Vous devez, car il faut bien être heureux,

Avoir un amant.

NELLA, le regardant fixement.

Avoir un amant. Moi !

LE DUC GALLUS.

Avoir un amant. Moi ! Pardon. Un amoureux.

NELLA.

De quoi vous mêlez-vous ? Venez-vous des étoiles

Pour oser regarder l’âme à travers ses voiles !

Si j’aime, mon amour s’ajoute à mon orgueil.

Il est pur, grave et fier, et ma mère au cercueil

Le sait, en attendant que mon père le sache.

L’innocence se voile et la faute se cache.

Je ne me cache pas. Aimer est ma grandeur.

Mon secret est sans honte et n’est pas sans pudeur.

Mon cœur cherche la nuit, mais ne craint pas le blâme.

L’œil de Dieu reste ouvert dans l’ombre de mon âme.

Le duc veut parler. Elle lui impose silence du geste.

Je comprends. Une fille est chez un paysan.

On se dit : Allons-y.

On se dit : Allons-y. Elle lui montre la porte.

On se dit : Allons-y. C’est bien. Allez-vous-en.

Le duc se lève.

On n’entre pas ici par une ligne courbe.

Ah ! je sais distinguer le cœur vrai du cœur fourbe.

L’ange et le tentateur n’ont pas la même voix ;

Le loup n’est pas le chien fidèle ; et dans les bois

Le chant du rossignol n’est pas le cri du merle.

LE DUC GALLUS

Je cherche un grain de mil, et je trouve une perle.

Attrapé.

NELLA.

Attrapé. Sortez.

LE DUC GALLUS

Attrapé. Sortez. Mais…

Attrapé. Sortez. Mais… À part.

Attrapé. Sortez. Mais… Je suis chassé !

Entre George par la brèche, essoufflé, sans voir le duc.