LIII

 

J’ai coudoyé les rois, les grands, le fou, le sage,

Judas, César, Davus,

Job, Thersite, et je suis effaré du passage

Des hommes que j’ai vus.

J’ai subi l’insulteur qui lapide la tombe

Et qui raille l’exil ;

Car sur nous le tonnerre auguste souvent tombe

Avec le crachat vil.

J’ai cherché le malheur comme un chasseur le tigre.

Mon fruit nourrit un ver.

Je suis une hirondelle étrange, car j’émigre

Du côté de l’hiver.

Je ne serai jamais qu’un vaincu ; j’ai pour règle

D’être avec les blessés ;

Quand ils sont trop vainqueurs, je dis au peuple, à l’aigle,

À Dieu lui-même : Assez !

Je pense que j’ai fait des choses nécessaires ;

Je n’ai pas de regrets ;

L’homme juste est content d’employer ses misères

À bâtir le progrès.

Pourtant vous ne pouvez empêcher que je songe,

Las du sort par moments,

Et de l’ombre que laisse aux âmes le mensonge

De tant événements.

Le destin m’a jeté de tempête en tempête,

De récif en récif ;

Jamais mon cœur saignant n’a fait courber ma tête ;

Mon courroux est pensif.

J’ai traversé les pleurs, les haines, les veuvages,

Ce qui mord, ce qui nuit ;

Noir rocher, j’ai connu tous les âpres visages

Du deuil et de la nuit.

J’ai lutté ; j’ai subi la sinistre merveille

Des abîmes mouvants ;

Et jamais on ne vit dispersion pareille

D’une âme à tous les vents.

Je suis presque prophète et je suis presque apôtre ;

Je dis : C’est bien ! allons !

Mais je ne voudrais pas de mon sort pour un autre,

Ô fauves aquilons !

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