II

Sombres canons rangés devant les Invalides,

Comme les sphinx au pied des grandes pyramides,

Dragons d’airain, hideux, verts, énormes, béants,

Gardiens de ce palais, bâti pour des géants,

Qui dresse et fait au loin reluire à la lumière

Un casque monstrueux sur sa tête de pierre !

A ce bruit qui jadis vous eût fait rugir tous

— Le roi de France est mort ! – d’où vient qu’aucun de vous,

Comme un lion captif qui secouerait sa chaîne,

Aucun n’a tressailli sur sa base de chêne,

Et n’a, se réveillant par un subit effort,

Dit à son noir voisin : — Le roi de France est mort ! –

D’où vient qu’il s’est fermé sans vos salves funèbres,

Ce cercueil qu’on clouait là-bas dans les ténèbres ?

Et que rien n’est sorti de vos mornes affûts,

Pas même, ô canons sourds, ce murmure confus

Qu’au vague battement de ses ailes livides

Le vent des nuits arrache à des armures vides ?

C’est que, prostitués dans nos troubles civils,

Vous êtes comme nous fiers, sonores et vils !

C’est que, rouillés, vieillis, rivés à votre place,

Toujours agenouillés devant tout ce qui passe,

Retirés des combats, et dans ce coin obscur

Par des soldats boiteux gardés sous un vieux mur,

Vains foudres de parade oubliés de l’armée,

Autour de tout vainqueur faisant de la fumée,

Réservés pour la pompe et la solennité,

Vous avez pris racine en cette lâcheté !

Soyez flétris ! canons que la guerre repousse,

Dont la voix sans terreur dans les fêtes s’émousse,

Vous qui glorifiez de votre cri profond

Ceux qui viennent, toujours, jamais ceux qui s’en vont !

Vous qui, depuis trente ans, noirs courtisans de bronze,

Avez, comme Henri quatre adorant Louis onze,

Toujours tout applaudi, toujours tout salué,

Vous taisant seulement quand le peuple a hué !

Lâches, vous préférez ceux que le sort préfère !

Dans le moule brûlant le fondeur pour vous faire

Mit l’étain et le cuivre et l’oubli du vaincu ;

Car qui meurt exilé pour vous n’a pas vécu ;

Car vos poumons de fer, où gronde une âpre haleine,

Sont muets pour Goritz comme pour Sainte-Hélène !

Soyez flétris !

Mais non. C’est à nous, insensés,

Que le mépris revient. Vous nous obéissez.

Vous êtes prisonniers et vous êtes esclaves.

La guerre qui vous fit de ses bouillantes laves

Vous fit pour la bataille, et nous vous avons pris

Pour vous éclabousser des fanges de Paris,

Pour vous sceller au seuil d’un palais centenaire,

Et pour vous mettre au ventre un éclair sans tonnerre !

C’est nous qu’il faut flétrir. Nous qui, déshonorés,

Donnons notre âme abjecte à ces bronzes sacrés.

Nous passons dans l’opprobre ; hélas, ils y demeurent.

Mornes captifs ! le jour où des rois proscrits meurent,

Vous ne pouvez, jetant votre fumée à flots,

Prolonger sur Paris vos éclatants sanglots,

Et, pareils à des chiens liés à des murailles,

D’un hurlement plaintif suivre leurs funérailles !

Muets, et vos longs cous baissés vers les pavés,

Vous restez là, pensifs, et, tristes, vous rêvez

Aux hommes, froids esprits, cœurs bas, âmes douteuses,

Qui font faire à l’airain tant de choses honteuses !

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