I

La Providence amène à maturité, par le seul fait de la vie universelle, les hommes, les choses, les événements. Il suffit, pour qu’un ancien monde s’évanouisse, que la civilisation, montant majestueusement vers son solstice, rayonne sur les vieilles institutions, sur les vieux préjugés, sur les vieilles lois, sur les vieilles mœurs. Ce rayonnement brûle le passé et le dévore. La civilisation éclaire, ceci est le fait visible, et en même temps elle consume, ceci est le fait mystérieux. À son influence, lentement et sans secousse, ce qui doit décliner décline, ce qui doit vieillir vieillit ; les rides viennent aux choses condamnées, aux castes, aux codes, aux institutions, aux religions. Ce travail de décrépitude se fait en quelque sorte de lui-même. Décrépitude féconde, sous laquelle germe la vie nouvelle. Peu à peu la ruine se prépare ; de profondes lézardes qu’on ne voit pas se ramifient dans l’ombre et mettent en poudre au dedans cette formation séculaire qui fait encore masse au dehors ; et voilà qu’un beau jour, tout à coup, cet antique ensemble de faits vermoulus dont se composent les sociétés caduques devient difforme ; l’édifice se disjoint, se décloue, surplombe. Alors tout ne tient plus à rien. Qu’il survienne un de ces géants propres aux révolutions, que ce géant lève la main, et tout est dit. Il y a telle heure dans l’histoire où un coup de coude de Danton ferait crouler l’Europe.

1848 fut une de ces heures. La vieille Europe féodale, monarchique et papale, replâtrée si fatalement pour la France en 1815, chancela. Mais Danton manquait.

L’écroulement n’eut pas lieu.

On a beaucoup dit, dans la phraséologie banale qui s’emploie en pareil cas, que 1848 avait ouvert un gouffre. Point. Le cadavre du passé était sur l’Europe ; il y est encore à l’heure qu’il est. 1848 ouvrit une fosse pour y jeter ce cadavre. C’est cette fosse qu’on a prise pour un gouffre.

En 1848, tout ce qui tenait au passé, tout ce qui vivait du cadavre, vit de près cette fosse. Non-seulement les rois sur leurs trônes, les cardinaux sous leurs barrettes, les juges à l’ombre de leur guillotine, les capitaines sur leurs chevaux de guerre, s’émurent ; mais quiconque avait un intérêt quelconque dans ce qui allait disparaître ; quiconque cultivait à son profit une fiction sociale et avait à bail et à loyer un abus ; quiconque était gardien d’un mensonge, portier d’un préjugé ou fermier d’une superstition ; quiconque exploitait, usurait, pressurait, mentait ; quiconque vendait à faux poids, depuis ceux qui altèrent une balance jusqu’à ceux qui falsifient la Bible, depuis le mauvais marchand jusqu’au mauvais prêtre, depuis ceux qui manipulent les chiffres jusqu’à ceux qui monnoient les miracles ; tous, depuis tel banquier juif qui se sentit un peu catholique jusqu’à tel évêque qui en devint un peu juif, tous les hommes du passé penchèrent leur tête les uns vers les autres et tremblèrent.

Cette fosse qui était béante, et où avaient failli tomber toutes les fictions, leur trésor, qui pèsent sur l’homme depuis tant de siècles, ils résolurent de la combler. Ils résolurent de la murer, d’y entasser la pierre et la roche, et de dresser sur cet entassement un gibet, et d’accrocher à ce gibet, morne et sanglante, cette grande coupable, la Vérité.

Ils résolurent d’en finir une fois pour toutes avec l’esprit d’affranchissement et d’émancipation, et de refouler et de comprimer à jamais la force ascensionnelle de l’humanité.

L’entreprise était rude. Ce que c’était que cette entreprise, nous l’avons indiqué déjà, plus d’une fois, dans ce livre et ailleurs.

Défaire le travail de vingt générations ; tuer dans le dix-neuvième siècle, en le saisissant à la gorge, trois siècles, le seizième, le dix-septième et le dix-huitième, c’est-à-dire Luther, Descartes et Voltaire, l’examen religieux, l’examen philosophique, l’examen universel ; écraser dans toute l’Europe cette immense végétation de la libre pensée, grand chêne ici, brin d’herbe là ; marier le knout et l’aspersoir ; mettre plus d’Espagne dans le midi et plus de Russie dans le nord ; ressusciter tout ce qu’on pourrait de l’inquisition et étouffer tout ce qu’on pourrait de l’intelligence ; abêtir la jeunesse, en d’autres termes, abrutir l’avenir ; faire assister le monde à l’auto-da-fé des idées ; renverser les tribunes, supprimer le journal, l’affiche, le livre, la parole, le cri, le murmure, le souffle ; faire le silence ; poursuivre la pensée dans la casse d’imprimerie, dans le composteur, dans la lettre de plomb, dans le cliché, dans la lithographie, dans l’image, sur le théâtre, sur le tréteau, dans la bouche du comédien, dans le cahier du maître d’école, dans la balle du colporteur ; donner à chacun pour foi, pour loi, pour but et pour dieu, l’intérêt matériel ; dire au peuple : mangez et ne pensez plus ; ôter l’homme du cerveau et le mettre dans le ventre ; éteindre l’initiative individuelle, la vie locale, l’élan national, tous les instincts profonds qui poussent l’homme vers le droit ; anéantir ce moi des nations qu’on nomme Patrie ; détruire la nationalité chez les peuples partagés et démembrés, les constitutions dans les États constitutionnels, la République en France, la liberté partout ; mettre partout le pied sur l’effort humain.

En un mot, fermer cet abîme qui s’appelle le progrès :

Tel fut le plan vaste, énorme, européen, que personne ne conçut, car pas un de ces hommes du vieux monde n’en eût eu le génie, mais que tous suivirent. Quant au plan en lui-même, quant à cette immense idée de compression universelle, d’où venait-elle ? qui pourrait le dire ? On la vit dans l’air. Elle apparut du côté du passé. Elle éclaira certaines âmes, elle montra certaines routes. Ce fut comme une lueur sortie de la tombe de Machiavel.

À de certains moments de l’histoire humaine, aux choses qui se trament, aux choses qui se font, il semble que tous les vieux démons de l’humanité, Louis XI, Philippe II, Catherine de Médicis, le duc d’Albe, Torquemada, sont quelque part là, dans un coin, assis autour d’une table et tenant conseil.

On regarde, on cherche, et au lieu des colosses on voit des avortons. Où l’on supposait le duc d’Albe, on trouve Schwartzenberg ; où l’on supposait Torquemada, on trouve Veuillot. L’antique despotisme européen continue sa marche avec ces petits hommes et va toujours ; il ressemble au czar Pierre en voyage. – On relaye avec ce qu’on trouve, écrivait-il ; quand nous n’eûmes plus de chevaux tartares, nous prîmes des ânes.

Pour atteindre à ce but, la compression de tout et de tous, il fallait s’engager dans une voie obscure, tortueuse, âpre, difficile ; on s’y engagea. Quelques-uns de ceux qui y entrèrent savaient ce qu’ils faisaient.

Les partis vivent de mots ; ces hommes, ces meneurs que 1848 effraya et rallia, avaient, nous l’avons dit plus haut, trouvé leurs mots : religion, famille, propriété. Ils exploitaient, avec cette vulgaire adresse qui suffit lorsqu’on parle à la peur, certains côtés obscurs de ce qu’on appelait socialisme. Il s’agissait de « sauver la religion, la propriété et la famille ». Sauvez le drapeau ! disaient-ils. La tourbe des intérêts effarouchés s’y rua.

On se coalisa, on fit front, on fit bloc. On eut de la foule autour de soi. Cette foule était composée d’éléments divers. Le propriétaire y entra, parce que ses loyers avaient baissé ; le paysan, parce qu’il avait payé les 45 centimes ; tel qui ne croyait pas en Dieu crut nécessaire de sauver la religion parce qu’il avait été forcé de vendre ses chevaux. On dégagea de cette foule la force qu’elle contenait et l’on s’en servit. On fit de la compression avec tout, avec la loi, avec l’arbitraire, avec les assemblées, avec la tribune, avec le jury, avec la magistrature, avec la police, en Lombardie avec le sabre, à Naples avec le bagne, en Hongrie avec le gibet. Pour remuseler les intelligences, pour remettre à la chaîne les esprits, esclaves échappés, pour empêcher le passé de disparaître, pour empêcher l’avenir de naître, pour rester les rois, les puissants, les privilégiés, les heureux, tout devint bon, tout devint juste, tout fut légitime. On fabriqua pour les besoins de la lutte et on répandit dans le monde une morale de guet-apens contre la liberté, que mirent en action Ferdinand à Palerme, Antonelli à Rome, Schwartzenberg à Milan et à Pesth, et plus tard à Paris les hommes de décembre, ces loups d’état.

Il y avait un peuple parmi les peuples qui était une sorte d’aîné dans cette famille d’opprimés, qui était comme un prophète dans la tribu humaine. Ce peuple avait l’initiative de tout le mouvement humain. Il allait, il disait : venez, et on le suivait. Comme complément à la fraternité des hommes qui est dans l’évangile, il enseignait la fraternité des nations. Il parlait par la voix de ses écrivains, de ses poëtes, de ses philosophes, de ses orateurs comme par une seule bouche, et ses paroles s’en allaient aux extrémités du monde se poser comme des langues de feu sur le front de tous les peuples. Il présidait la cène des intelligences. Il multipliait le pain de vie à ceux qui erraient dans le désert. Un jour une tempête l’avait enveloppé ; il marcha sur l’abîme et dit aux peuples effrayés : pourquoi craignez-vous ? Le flot des révolutions soulevé par lui s’apaisa sous ses pieds, et, loin de l’engloutir, le glorifia. Les nations malades, souffrantes, infirmes, se pressaient autour de lui ; celle-ci boitait, la chaîne de l’inquisition rivée à son pied pendant trois siècles l’avait estropiée ; il lui disait : Marche ! et elle marchait ; cette autre était aveugle : le vieux papisme romain lui avait rempli les prunelles de brume et de nuit ; il lui disait : Vois, elle ouvrait les yeux et voyait. Jetez vos béquilles, c’est-à-dire vos préjugés, disait-il ; jetez vos bandeaux, c’est-à-dire vos superstitions, tenez-vous droits, levez la tête, regardez le ciel, contemplez Dieu. L’avenir est à vous. Ô peuples ! vous avez une lèpre, l’ignorance ; vous avez une peste, le fanatisme ; il n’est pas un de vous qui n’ait et qui ne porte une de ces affreuses maladies qu’on appelle un despote ; allez, marchez, brisez les liens du mal, je vous délivre, je vous guéris ! C’était par toute la terre une clameur reconnaissante des peuples que cette parole faisait sains et forts. Un jour il s’approcha de la Pologne morte, il leva le doigt et lui cria : lève-toi ! la Pologne morte se leva.

Ce peuple, les hommes du passé, dont il annonçait la chute, le redoutaient et le haïssaient. À force de ruse et de patience tortueuse et d’audace, ils finirent par le saisir et vinrent à bout de le garrotter.

Depuis plus de trois années, le monde assiste à un immense supplice, à un effrayant spectacle. Depuis plus de trois ans, les hommes du passé, les scribes, les pharisiens, les publicains, les princes des prêtres, crucifient, en présence du genre humain, le Christ des peuples, le peuple français. Les uns ont fourni la croix, les autres les clous, les autres le marteau. Falloux lui a mis au front la couronne d’épines. Montalembert lui a appuyé sur la bouche l’éponge de vinaigre et de fiel. Louis Bonaparte est le misérable soldat qui lui a donné le coup de lance au flanc et lui a fait jeter le cri suprême : Eli ! Eli ! Lamma Sabacthani !

Maintenant c’est fini. Le peuple français est mort. La grande tombe va s’ouvrir.

Pour trois jours.

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