II

Ayons foi.

Non, ne nous laissons pas abattre. Désespérer, c’est déserter.

Regardons l’avenir.

L’avenir, – on ne sait pas quelles tempêtes nous séparent du port, mais le port lointain et radieux, on l’aperçoit, – l’avenir, répétons-le, c’est la République pour tous ; ajoutons : L’avenir, c’est la paix avec tous.

Ne tombons pas dans le travers vulgaire qui est de maudire et de déshonorer le siècle où l’on vit. Érasme a appelé le seizième siècle « l’excrément des temps », fex temporum ; Bossuet a qualifié ainsi le dix-septième siècle : « temps mauvais et petit » ; Rousseau a flétri le dix-huitième siècle en ces termes : « cette grande pourriture où nous vivons ». La postérité a donné tort à ces esprits illustres. Elle a dit à Érasme : Le seizième siècle est grand ; elle a dit à Bossuet : Le dix-septième siècle est grand ; elle a dit à Rousseau : Le dix-huitième siècle est grand.

L’infamie de ces siècles eût été réelle, d’ailleurs, que ces hommes forts auraient eu tort de se plaindre. Le penseur doit accepter avec simplicité et calme le milieu où la Providence le place. La splendeur de l’intelligence humaine, la hauteur du génie n’éclate pas moins par le contraste que par l’harmonie avec les temps. L’homme stoïque et profond n’est pas diminué par l’abjection extérieure. Virgile, Pétrarque, Racine, sont grands dans leur pourpre ; Job est plus grand sur son fumier.

Mais nous pouvons le dire, nous hommes du dix-neuvième siècle, le dix-neuvième siècle n’est pas le fumier. Quelles que soient les hontes de l’instant présent, quels que soient les coups dont le va-et-vient des événements nous frappe, quelle que soit l’apparente désertion ou la léthargie momentanée des esprits, aucun de nous, démocrates, ne reniera cette magnifique époque où nous sommes, âge viril de l’humanité.

Proclamons-le hautement, proclamons-le dans la chute et dans la défaite, ce siècle est le plus grand des siècles ; et savez-vous pourquoi ? parce qu’il est le plus doux. Ce siècle, immédiatement issu de la Révolution française et son premier-né, affranchit l’esclave en Amérique, relève le paria en Asie, éteint le suttee dans l’Inde, et écrase en Europe les derniers tisons du bûcher, civilise la Turquie, fait pénétrer de l’Évangile jusque dans le Koran, dignifie la femme, subordonne le droit du plus fort au droit du plus juste, supprime les pirates, amoindrit les pénalités, assainit les bagnes, jette le fer rouge à l’égout, condamne la peine de mort, ôte le boulet du pied des forçats, abolit les supplices, dégrade et flétrit la guerre, émousse les ducs d’Albe et les Charles IX, arrache les griffes aux tyrans.

Ce siècle proclame la souveraineté du citoyen et l’inviolabilité de la vie ; il couronne le peuple et sacre l’homme.

Dans l’art il a tous les génies, écrivains, orateurs, poëtes, historiens, publicistes, philosophes, peintres, statuaires, musiciens ; la majesté, la grâce, la puissance, la force, l’éclat, la profondeur, la couleur, la forme, le style ; il se retrempe à la fois dans le réel et dans l’idéal, et porte à la main les deux foudres, le vrai et le beau. Dans la science, il accomplit tous les miracles ; il fait du coton un salpêtre, de la vapeur un cheval, de la pile de Volta un ouvrier, du fluide électrique un messager, du soleil un peintre ; il s’arrose avec l’eau souterraine en attendant qu’il se chauffe avec le feu central ; il ouvre sur les deux infinis ces deux fenêtres, le télescope sur l’infiniment grand, le microscope sur l’infiniment petit, et il trouve dans le premier abîme des astres et dans le second abîme des insectes qui lui prouvent Dieu. Il supprime la durée, il supprime la distance, il supprime la souffrance ; il écrit une lettre de Paris à Londres, et il a la réponse en dix minutes ; il coupe une cuisse à un homme, l’homme chante et sourit.

Il n’a plus qu’à réaliser – et il y touche – un progrès qui n’est rien à côté des autres miracles qu’il a déjà faits, il n’a qu’à trouver le moyen de diriger dans une masse d’air une bulle d’air plus léger ; il a déjà la bulle d’air, il la tient emprisonnée ; il n’a plus qu’à trouver la force impulsive, qu’à faire le vide devant le ballon, par exemple, qu’à brûler l’air devant l’aérostat comme fait la fusée devant elle ; il n’a plus qu’à résoudre d’une façon quelconque ce problème, et il le résoudra, et savez-vous ce qui arrivera alors ? à l’instant même les frontières s’évanouissent, les barrières s’effacent, tout ce qui est muraille de la Chine autour de la pensée, autour du commerce, autour de l’industrie, autour des nationalités, autour du progrès s’écroule ; en dépit des censures, en dépit des index, il pleut des livres et des journaux partout ; Voltaire, Diderot, Rousseau, tombent en grêle sur Rome, sur Naples, sur Vienne, sur Pétersbourg ; le verbe humain est manne et le serf le ramasse dans le sillon ; les fanatismes meurent, l’oppression est impossible ; l’homme se traînait à terre, il échappe ; la civilisation se fait nuée d’oiseaux, et s’envole, et tourbillonne, et s’abat joyeuse sur tous les points du globe à la fois ; tenez, la voilà, elle passe, braquez vos canons, vieux despotismes, elle vous dédaigne ; vous n’êtes que le boulet, elle est l’éclair ; plus de haines, plus d’intérêts s’entre-dévorant, plus de guerres ; une sorte de vie nouvelle, faite de concorde et de lumière, emporte et apaise le monde ; la fraternité des peuples traverse les espaces et communie dans l’éternel azur, les hommes se mêlent dans les cieux.

En attendant ce dernier progrès, voyez le point où ce siècle avait amené la civilisation.

Autrefois il y avait un monde où l’on marchait à pas lents, le dos courbé, le front baissé ; où le comte de Gouvon se faisait servir à table par Jean-Jacques ; où le chevalier de Rohan donnait des coups de bâton à Voltaire ; où l’on tournait Daniel de Foë au pilori ; où une ville comme Dijon était séparée d’une ville comme Paris par un testament à faire, des voleurs à tous les coins de bois et dix jours de coche ; où un livre était une espèce d’infamie et d’ordure que le bourreau brûlait sur les marches du Palais de justice ; où superstition et férocité se donnaient la main ; où le pape disait à l’empereur : Jungamus dexteras, gladium gladio copulemus  ; où l’on rencontrait à chaque pas des croix auxquelles pendaient des amulettes, et des gibets auxquels pendaient des hommes ; où il y avait des hérétiques, des juifs, des lépreux ; où les maisons avaient des créneaux et des meurtrières ; où l’on fermait les rues avec une chaîne, les fleuves avec une chaîne, les camps mêmes avec une chaîne, comme à la bataille de Tolosa, les villes avec des murailles, les royaumes avec des prohibitions et des pénalités ; où, excepté l’autorité et la force qui adhéraient étroitement, tout était parqué, réparti, coupé, divisé, tronçonné, haï et haïssant, épars et mort ; les hommes poussière ; le pouvoir bloc. Aujourd’hui il y a un monde où tout est vivant, uni, combiné, accouplé, confondu ; un monde où règnent la pensée, le commerce et l’industrie ; où la politique, de plus en plus fixée, tend à se confondre avec la science ; un monde où les derniers échafauds et les derniers canons se hâtent de couper leurs dernières têtes et de vomir leurs derniers obus ; un monde où le jour croît à chaque minute ; un monde où la distance a disparu, où Constantinople est plus près de Paris que n’était Lyon il y a cent ans, où l’Amérique et l’Europe palpitent du même battement de cœur ; un monde tout circulation et tout amour, dont la France est le cerveau, dont les chemins de fer sont les artères et dont les fils électriques sont les fibres. Est-ce que vous ne voyez pas qu’exposer seulement une telle situation, c’est tout expliquer, tout démontrer et tout résoudre ? Est-ce que vous ne sentez pas que le vieux monde avait fatalement une vieille âme, la tyrannie, et que dans le monde nouveau va descendre nécessairement, irrésistiblement, divinement, une jeune âme, la liberté ?

C’est là l’œuvre qu’avait faite parmi les hommes et que continuait splendidement le dix-neuvième siècle, ce siècle de stérilité, ce siècle de décroissance, ce siècle de décadence, ce siècle d’abaissement, comme disent les pédants, les rhéteurs, les imbéciles, et toute cette immonde engeance de cagots, de fripons et de fourbes qui bave béatement du fiel sur la gloire, qui déclare que Pascal est un fou, Voltaire un fat, et Rousseau une brute, et dont le triomphe serait de mettre un bonnet d’âne au genre humain.

Vous parlez de bas-empire ? Est-ce sérieusement ? Est-ce que le bas-empire avait derrière lui Jean Huss, Luther, Cervantes, Shakespeare, Pascal, Molière, Voltaire, Montesquieu, Rousseau et Mirabeau ? Est-ce que le bas-empire avait derrière lui la prise de la Bastille, la fédération, Danton, Robespierre, la Convention ? Est-ce que le bas-empire avait l’Amérique ? Est-ce que le bas-empire avait le suffrage universel ? Est-ce que le bas-empire avait ces deux idées, patrie et humanité ; patrie, l’idée qui grandit le cœur ; humanité, l’idée qui élargit l’horizon ? Savez-vous que sous le bas-empire Constantinople tombait en ruine et avait fini par n’avoir plus que trente mille habitants ? Paris en est-il là ? Parce que vous avez vu réussir un coup de main prétorien, vous vous déclarez bas-empire ! C’est vite dit, et lâchement pensé. Mais réfléchissez donc, si vous pouvez. Est-ce que le bas-empire avait la boussole, la pile, l’imprimerie, le journal, la locomotive, le télégraphe électrique ? Autant d’ailes qui emportent l’homme, et que le bas-empire n’avait pas ! Où le bas-empire rampait, le dix-neuvième siècle plane. Y songez-vous ? Quoi ! nous reverrions l’impératrice Zoé, Romain Argyre, Nicéphore Logothète, Michel Calafate ! Allons donc ! Est-ce que vous vous imaginez que la Providence se répète platement ? Est-ce que vous croyez que Dieu rabâche ?

Ayons foi ! affirmons ! l’ironie de soi-même est le commencement de la bassesse. C’est en affirmant qu’on devient bon, c’est en affirmant qu’on devient grand. Oui, l’affranchissement des intelligences, et par suite l’affranchissement des peuples, c’était là la tâche sublime que le dix-neuvième siècle accomplissait en collaboration avec la France, car le double travail providentiel du temps et des hommes, de la maturation et de l’action, se confondait dans l’œuvre commune, et la grande époque avait pour foyer la grande nation.

Ô patrie ! c’est à cette heure où te voilà sanglante, inanimée, la tête pendante, les yeux fermés, la bouche ouverte et ne parlant plus, les marques du fouet sur les épaules, les clous de la semelle des bourreaux imprimés sur tout le corps, nue et souillée, et pareille à une chose morte, objet de haine, objet de risée, hélas ! c’est à cette heure, patrie, que le cœur du proscrit déborde d’amour et de respect pour toi !

Te voilà sans mouvement. Les hommes de despotisme et d’oppression rient et savourent l’illusion orgueilleuse de ne plus te craindre. Rapides joies. Les peuples qui sont dans les ténèbres oublient le passé et ne voient que le présent et te méprisent. Pardonne-leur ; ils ne savent ce qu’ils font. Te mépriser ! grand Dieu, mépriser la France ? Et qui sont-ils ? Quelle langue parlent-ils ? Quels livres ont-ils dans les mains ? Quels noms savent-ils par cœur ? Quelle est l’affiche collée sur le mur de leurs théâtres ? Quelle forme ont leurs arts, leurs lois, leurs mœurs, leurs vêtements, leurs plaisirs, leurs modes ? Quelle est la grande date pour eux comme pour nous ? 89 ! S’ils ôtent la France de leur âme, que leur reste-t-il ? Ô peuple ! fût-elle tombée et tombée à jamais, est-ce qu’on méprise la Grèce ? est-ce qu’on méprise l’Italie ? est-ce qu’on méprise la France ? Regardez ces mamelles, c’est votre nourrice. Regardez ce ventre, c’est votre mère.

Si elle dort, si elle est en léthargie, silence et chapeau bas. Si elle est morte, à genoux !

Les exilés sont épars ; la destinée a des souffles qui dispersent les hommes comme une poignée de cendres. Les uns sont en Belgique, en Piémont, en Suisse, où ils n’ont pas la liberté ; les autres sont à Londres, où ils n’ont pas de toit. Celui-ci, paysan, a été arraché à son clos natal ; celui-ci, soldat, n’a plus que le tronçon de son épée qu’on a brisée dans sa main ; celui-ci, ouvrier, ignore la langue du pays, il est sans vêtements et sans souliers, il ne sait pas s’il mangera demain ; celui-ci a quitté une femme et des enfants, groupe bien-aimé, but de son labeur, joie de sa vie ; celui-ci a une vieille mère en cheveux blancs qui le pleure ; celui-là a un vieux père qui mourra sans l’avoir revu ; cet autre aimait, il a laissé derrière lui quelque être adoré qui l’oubliera ; ils lèvent la tête, ils se tendent la main les uns aux autres, ils sourient ; il n’est pas de peuple qui ne se range sur leur passage avec respect et qui ne contemple avec un attendrissement profond, comme un des plus beaux spectacles que le sort puisse donner aux hommes, toutes ces consciences sereines, tous ces cœurs brisés.

Ils souffrent, ils se taisent ; en eux le citoyen a immolé l’homme ; ils regardent fixement l’adversité, ils ne crient même pas sous la verge impitoyable du malheur : Civis romanus sum  ! Mais le soir, quand on rêve, – quand tout dans la ville étrangère se revêt de tristesse, car ce qui semble froid le jour devient funèbre au crépuscule, – mais la nuit, quand on ne dort pas, les âmes les plus stoïques s’ouvrent au deuil et à l’accablement. Où sont les petits enfants ? qui leur donnera du pain ? qui leur donnera le baiser de leur père ? où est la femme ? où est la mère ? où est le frère ? où sont-ils tous ? Et ces chansons qu’on entendait le soir dans sa langue natale, où sont-elles ? où est le bois, l’arbre, le sentier, le toit plein de nids, le clocher entouré de tombes ? où est la rue, où est le faubourg, le réverbère allumé devant votre porte, les amis, l’atelier, le métier, le travail accoutumé ? Et les meubles vendus à la criée, l’encan envahissant le sanctuaire domestique ! Oh ! que d’adieux éternels ! Détruit, mort, jeté aux quatre vents, cet être moral qu’on appelle le foyer de famille et qui ne se compose pas seulement des causeries, des tendresses et des embrassements, qui se compose aussi des heures, des habitudes, de la visite des amis, du rire de celui-ci, du serrement de main de celui-là, de la vue qu’on voyait de telle fenêtre, de la place où était tel meuble, du fauteuil où l’aïeul s’était assis, du tapis où les premiers-nés ont joué ! Envolés, ces objets auxquels s’était empreinte votre vie ! évanouie, la forme visible des souvenirs ! Il y a dans la douleur des côtés intimes et obscurs où les plus fiers courages fléchissent. L’orateur de Rome tendit sa tête sans pâlir au couteau du centurion Lenas, mais il pleura en songeant à sa maison démolie par Clodius.

Les proscrits se taisent, ou, s’ils se plaignent, ce n’est qu’entre eux. Comme ils se connaissent, et qu’ils sont doublement frères, ayant la même patrie et ayant la même proscription, ils se racontent leurs misères. Celui qui a de l’argent le partage avec ceux qui n’en ont pas, celui qui a de la fermeté en donne à ceux qui en manquent. On échange les souvenirs, les aspirations, les espérances. On se tourne, les bras tendus dans l’ombre, vers ce qu’on a laissé derrière soi. Oh ! qu’ils soient heureux là-bas, ceux qui ne pensent plus à nous ! Chacun souffre et par moments s’irrite. On grave dans toutes les mémoires les noms de tous les bourreaux. Chacun a quelque chose qu’il maudit, Mazas, le ponton, la casemate, le dénonciateur qui a trahi, l’espion qui a guetté, le gendarme qui a arrêté, Lambessa où l’on a un ami, Cayenne où l’on a un frère ; mais il y a une chose qu’ils bénissent tous, c’est toi, France !

Oh ! une plainte, un mot contre toi, France ! non, non ! on n’a jamais plus de patrie dans le cœur que lorsqu’on est saisi par l’exil.

Ils feront leur devoir entier avec un front tranquille et une persévérance inébranlable. Ne pas te revoir, c’est là leur tristesse ; ne pas t’oublier, c’est là leur joie.

Ah ! quel deuil ! et après huit mois on a beau se dire que cela est, on a beau regarder autour de soi et voir la flèche de Saint-Michel au lieu du Panthéon, et voir Sainte-Gudule au lieu de Notre-Dame, on n’y croit pas !

Ainsi cela est vrai, on ne peut le nier, il faut en convenir, il faut le reconnaître, dût-on expirer d’humiliation et de désespoir, ce qui est là, à terre, c’est le dix-neuvième siècle, c’est la France !

Quoi ! c’est ce Bonaparte qui a fait cette ruine !

Quoi ! c’est au centre du plus grand peuple de la terre ; quoi ! c’est au milieu du plus grand siècle de l’histoire que ce personnage s’est dressé debout et a triomphé ! Se faire de la France une proie, grand Dieu ! ce que le lion n’eût pas osé, le singe l’a fait ! ce que l’aigle eût redouté de saisir dans ses serres, le perroquet l’a pris dans sa patte ! Quoi ! Louis XI y eût échoué ! quoi ! Richelieu s’y fût brisé ! quoi ! Napoléon n’y eût pas suffi ! En un jour, du soir au matin, l’absurde a été le possible. Tout ce qui était axiome est devenu chimère. Tout ce qui était mensonge est devenu fait vivant. Quoi ! le plus éclatant concours d’hommes ! quoi ! le plus magnifique mouvement d’idées ! quoi ! le plus formidable enchaînement d’événements ! quoi ! ce qu’aucun Titan n’eût contenu, ce qu’aucun Hercule n’eût détourné, le fleuve humain en marche, la vague française en avant, la civilisation, le progrès, l’intelligence, la révolution, la liberté, il a arrêté cela un beau matin, purement et simplement, tout net, ce masque, ce nain, ce Tibère avorton, ce néant !

Dieu marchait, et allait devant lui. Louis Bonaparte, panache en tête, s’est mis en travers et a dit à Dieu : Tu n’iras pas plus loin !

Dieu s’est arrêté.

Et vous vous figurez que cela est ! et vous vous imaginez que ce plébiscite existe, que cette constitution de je ne sais plus quel jour de janvier existe, que ce sénat existe, que ce conseil d’État et ce corps législatif existent ! Vous vous imaginez qu’il y a un laquais qui s’appelle Rouher, un valet qui s’appelle Troplong, un eunuque qui s’appelle Baroche, et un sultan, un pacha, un maître qui se nomme Louis Bonaparte ! Vous ne voyez donc pas que c’est tout cela qui est chimère ! vous ne voyez donc pas que le Deux-Décembre n’est qu’une immense illusion, une pause, un temps d’arrêt, une sorte de toile de manœuvre derrière laquelle Dieu, ce machiniste merveilleux, prépare et construit le dernier acte, l’acte suprême et triomphal de la Révolution française ! Vous regardez stupidement la toile, les choses peintes sur ce canevas grossier, le nez de celui-ci, les épaulettes de celui-là, le grand sabre de cet autre, ces marchands d’eau de Cologne galonnés que vous appelez des généraux, ces poussahs que vous appelez des magistrats, ces bonshommes que vous appelez des sénateurs, ce mélange de caricatures et de spectres, et vous prenez cela pour des réalités ! Et vous n’entendez pas au delà, dans l’ombre, ce bruit sourd ! vous n’entendez pas quelqu’un qui va et vient ! vous ne voyez pas trembler cette toile au souffle de ce qui est derrière !

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