III

S’il n’y avait pas avant peu un dénouement brusque, imposant et éclatant, si la situation actuelle de la nation française se prolongeait et durait, le grand dommage, l’effrayant dommage, ce serait le dommage moral.

Les boulevards de Paris, les rues de Paris, les champs et les villes de vingt départements en France ont été jonchés au 2 décembre de citoyens tués et gisants ; on a vu devant les seuils des pères et des mères égorgés, des enfants sabrés, des femmes échevelées dans le sang et éventrées par la mitraille ; on a vu dans les maisons des suppliants massacrés, les uns fusillés en tas dans leur cave, les autres dépêchés à coups de baïonnette sous leurs lits, les autres renversés par une balle sur la dalle de leur foyer ; toutes sortes de mains sanglantes sont encore empreintes à l’heure qu’il est, ici sur un mur, là sur une porte, là dans une alcôve ; après la victoire de Louis Bonaparte, Paris a piétiné trois jours dans une boue rougeâtre ; une casquette pleine de cervelle humaine a été accrochée à un arbre du boulevard des Italiens ; moi qui écris ces lignes, j’ai vu, entre autres victimes, j’ai vu dans la nuit du 4, près la barricade Mauconseil, un vieillard en cheveux blancs étendu sur le pavé, la poitrine traversée d’un biscaïen et la clavicule cassée ; le ruisseau de la rue qui coulait sous lui entraînait son sang ; j’ai vu, j’ai touché de mes mains, j’ai aidé à déshabiller un pauvre enfant de sept ans, tué, m’a-t-on dit, rue Tiquetonne ; il était pâle, sa tête allait et venait d’une épaule à l’autre pendant qu’on lui ôtait ses vêtements, ses yeux à demi fermés étaient fixes, et en se penchant près de sa bouche entr’ouverte il semblait qu’on l’entendit encore murmurer faiblement : ma mère !

Eh bien ! il y a quelque chose qui est plus poignant que cet enfant tué, plus lamentable que ce vieillard mitraillé, plus horrible que cette loque tachée de cervelle humaine, plus effrayant que ces pavés rougis de carnage, plus irréparable que ces hommes et ces femmes, que ces pères et ces mères égorgés et assassinés, c’est l’honneur d’un grand peuple qui s’évanouit.

Certes, ces pyramides de morts qu’on voyait dans les cimetières après que les fourgons qui venaient du Champ de Mars s’y étaient déchargés, ces immenses fosses ouvertes qu’on emplissait le matin avec des corps humains en se hâtant à cause des clartés grandissantes du crépuscule, c’était affreux ; mais ce qui est plus affreux encore, c’est de songer qu’à l’heure où nous sommes les peuples doutent, et que pour eux la France, cette grande splendeur morale, a disparu !

Ce qui est plus navrant que les crânes fendus par le sabre, que les poitrines défoncées par les boulets, plus désastreux que les maisons violées, que le meurtre emplissant les rues, que le sang versé à ruisseaux, c’est de penser que maintenant on se dit parmi tous les peuples de la terre : Vous savez bien, cette nation des nations, ce peuple du 14 juillet, ce peuple du 10 août, ce peuple de 1830, ce peuple de 1848, cette race de géants qui écrasait les bastilles, cette race d’hommes dont le visage éclairait, cette patrie du genre humain qui produisait les héros et les penseurs, ces autres héros, qui faisait toutes les révolutions et enfantait tous les enfantements, cette France dont le nom voulait dire liberté, cette espèce d’âme du monde qui rayonnait en Europe, cette lumière, eh bien ! quelqu’un a marché dessus, et l’a éteinte. Il n’y a plus de France. C’est fini. Regardez, ténèbres partout. Le monde est à tâtons.

Ah ! c’était si grand ! Où sont ces temps, ces beaux temps mêlés d’orages, mais splendides, où tout était vie, où tout était liberté, où tout était gloire ? ces temps où le peuple français, réveillé avant tous et debout dans l’ombre, le front blanchi par l’aube de l’avenir déjà levé pour lui, disait aux autres peuples, encore assoupis et accablés et remuant à peine leurs chaînes dans leur sommeil : Soyez tranquilles, je fais la besogne de tous, je bêche la terre pour tous, je suis l’ouvrier de Dieu ?

Quelle douleur profonde ! regardez cette torpeur où il y avait cette puissance ! regardez cette honte où il y avait cet orgueil ! regardez ce superbe peuple qui levait la tête, et qui la baisse !

Hélas ! Louis Bonaparte a fait plus que tuer les personnes, il a amoindri les âmes ; il a rapetissé le cœur du citoyen. Il faut être de la race des indomptables et des invincibles pour persévérer à cette heure dans l’âpre voie du renoncement et du devoir. Je ne sais quelle gangrène de prospérité matérielle menace de faire tomber l’honnêteté publique en pourriture. Oh ! quel bonheur d’être banni, d’être tombé, d’être ruiné, n’est-ce pas, braves ouvriers ? n’est-ce pas, dignes paysans, chassés de France, et qui n’avez pas d’asile, et qui n’avez pas de souliers ? Quel bonheur de manger du pain noir, de coucher sur un matelas jeté à terre, d’avoir les coudes percés, d’être hors de tout cela, et à ceux qui vous disent : vous êtes Français ! de répondre : je suis proscrit !

Quelle misère que cette joie des intérêts et des cupidités s’assouvissant dans l’auge du 2 décembre ! Ma foi ! vivons, faisons des affaires, tripotons dans les actions de zinc ou de chemin de fer, gagnons de l’argent ; c’est ignoble, mais c’est excellent ; un scrupule de moins, un louis de plus ; vendons toute notre âme à ce taux ! On court, on se rue, on fait antichambre, on boit toute honte, et si l’on ne peut avoir une concession de chemins en France ou de terrains en Afrique, on demande une place. Une foule de dévouements intrépides assiègent l’Élysée et se groupent autour de l’homme. Junot, près du premier Bonaparte, bravait les éclaboussures d’obus, ceux-ci, près du second, bravent les éclaboussures de boue. Partager son ignominie, qu’est-ce que cela leur fait, pourvu qu’ils partagent sa fortune ! C’est à qui fera ce trafic de soi-même le plus cyniquement, et parmi ces êtres il y a des jeunes gens qui ont l’œil pur et limpide et toute l’apparence de l’âge généreux, et il y a des vieillards qui n’ont qu’une peur, c’est que la place sollicitée ne leur arrive pas à temps et qu’ils ne parviennent pas à se déshonorer avant de mourir. L’un se donnerait pour une préfecture, l’autre pour une recette, l’autre pour un consulat ; l’autre veut un bureau de tabac, l’autre veut une ambassade. Tous veulent de l’argent, ceux-ci moins, ceux-ci plus, car c’est au traitement qu’on songe, non à la fonction. Chacun tend la main. Tous s’offrent. Un de ces jours on établira un essayeur de consciences à la monnaie.

Quoi ! c’est là qu’on en est ! Quoi ! ceux mêmes qui ont soutenu le coup d’État, ceux mêmes qui avaient peur du croquemitaine rouge et des balivernes de jacquerie en 1852 ; ceux mêmes qui ont trouvé ce crime bon, parce que, selon eux, il a tiré du péril leur rente, leur bordereau, leur caisse, leur portefeuille, ceux-là mêmes ne comprennent pas que l’intérêt matériel surnageant seul ne serait après tout qu’une triste épave au milieu d’un immense naufrage moral, et que c’est une situation effrayante et monstrueuse qu’on dise : tout est sauvé, fors l’honneur !

Les mots indépendance, affranchissement, progrès, orgueil populaire, fierté nationale, grandeur française, on ne peut plus les prononcer en France. Chut ! ces mots-là font trop de bruit ; marchons sur la pointe du pied et parlons bas. Nous sommes dans la chambre d’un malade.

– Qu’est-ce que c’est que cet homme ? – C’est le chef, c’est le maître. Tout le monde lui obéit. – Ah ! tout le monde le respecte alors ? – Non, tout le monde le méprise. – Ô situation !

Et l’honneur militaire, où est-il ? Ne parlons plus, si vous le voulez, de ce que l’armée a fait en décembre, mais de ce qu’elle subit en ce moment, de ce qui est à sa tête, de ce qui est sur sa tête. Y songez-vous ? y songe-t-elle ? Ô armée de la République ! armée qui as eu pour capitaines des généraux payés quatre francs par jour, armée qui as eu pour chefs, Carnot, l’austérité, Marceau, le désintéressement, Hoche, l’honneur, Kléber, le dévouement, Joubert, la probité, Desaix, la vertu, Bonaparte, le génie ! ô armée française, pauvre malheureuse armée héroïque fourvoyée à la suite de ces hommes-ci ! Qu’en feront-ils ? où la mèneront-ils ? de quelle façon l’occuperont-ils ? quelles parodies sommes-nous destinés à voir et à entendre ? Hélas ! qu’est-ce que c’est que ces hommes qui commandent à nos régiments et qui gouvernent ? – Le maître, on le connaît. Celui-ci, qui a été ministre, allait être « saisi » le 3 décembre, c’est pour cela qu’il a fait le 2. Cet autre est « l’emprunteur » des vingt-cinq millions à la Banque. Cet autre est l’homme des lingots d’or. À cet autre, avant qu’il fût ministre, « un ami » disait : – Ah çà ! vous nous flouez avec vos actions de l’affaire en question ; ça me fatigue. S’il y a des escroqueries, que j’en sois au moins ! Cet autre, qui a des épaulettes, vient d’être convaincu de quasi-stellionat. Cet autre, qui a aussi des épaulettes, a reçu le matin du 2 décembre cent mille francs « pour les éventualités ». Il n’était que colonel ; s’il eût été général, il eût eu davantage. Celui-ci, qui est général, étant garde du corps de Louis XVIII et de faction derrière le fauteuil du roi pendant la messe, a coupé un gland d’or du trône et l’a mis dans sa poche ; on l’a chassé des gardes pour cela. Certes, à ces hommes aussi on pourrait élever une colonne ex ære capto, avec l’argent pris. Cet autre, qui est général de division, a « détourné » cinquante-deux mille francs, à la connaissance du colonel Charras, dans la construction des villages Saint-André et Saint-Hippolyte, près Mascara. Celui-ci, qui est général en chef, était surnommé à Gand, où on le connaît, le général Cinq-cents-francs. Celui-ci, qui est ministre de la guerre, n’a dû qu’à la clémence du général Rulhière de ne point passer devant un conseil de guerre. Tels sont les hommes. C’est égal, en avant ; battez, tambours ; sonnez, clairons ; flottez, drapeaux ! Soldats ! du haut de ces pyramides, les quarante voleurs vous contemplent !

Avançons dans ce douloureux sujet, et voyons-en toutes les faces.

Rien que le spectacle d’une fortune comme celle de M. Bonaparte placé au sommet de l’État suffirait pour démoraliser un peuple.

Il y a toujours, et par la faute des institutions sociales, qui devraient, avant tout, éclairer et civiliser, il y a toujours dans une population nombreuse comme la population de la France une classe qui ignore, qui souffre, qui convoite, qui lutte, placée entre l’instinct bestial qui pousse à prendre et la loi morale qui invite à travailler. Dans la condition douloureuse et accablée où elle est encore, cette classe, pour se maintenir dans la droiture et dans le bien, elle a besoin de toutes les pures et saintes clartés qui se dégagent de l’Évangile ; elle a besoin que l’esprit de Jésus d’une part, et d’autre part l’esprit de la Révolution française, lui adressent les mêmes mâles paroles, et lui montrent sans cesse, comme les seules lumières dignes des yeux de l’homme, les hautes et mystérieuses lois de la destinée humaine, l’abnégation, le dévouement, le sacrifice, le travail qui mène au bien-être matériel, la probité qui mène au bien-être intérieur ; même avec ce perpétuel enseignement, à la fois divin et humain, cette classe si digne de sympathie et de fraternité succombe souvent. La souffrance et la tentation sont plus fortes que la vertu. Maintenant comprenez-vous les infâmes conseils que le succès de M. Bonaparte lui donne ? Un homme pauvre, déguenillé, sans ressources, sans travail, est là dans l’ombre au coin d’une rue, assis sur une borne ; il médite et en même temps repousse une mauvaise action ; par moments il chancelle, par moments il se redresse ; il a faim et il a envie de voler ; pour voler, il faut faire une fausse clef, il faut escalader un mur ; puis, la fausse clef faite et le mur escaladé, il sera devant le coffre-fort ; si quelqu’un se réveille, si on lui résiste, il faudra tuer ; ses cheveux se hérissent, ses yeux deviennent hagards, sa conscience, voix de Dieu, se révolte en lui et lui crie : arrête ! c’est mal ! ce sont des crimes ! En ce moment, le chef de l’État passe ; l’homme voit M. Bonaparte en habit de général, avec le cordon rouge, et des laquais en livrée galonnée d’or, galopant vers son palais dans une voiture à quatre chevaux ; le malheureux, incertain devant son crime, regarde avidement cette vision splendide ; et la sérénité de M. Bonaparte, et ses épaulettes d’or, et le cordon rouge, et la livrée, et le palais, et la voiture à quatre chevaux, lui disent : Réussis !

Il s’attache à cette apparition, il la suit, il court à l’Élysée ; une foule dorée s’y précipite à la suite du prince. Toutes sortes de voitures passent sous cette porte, et il y entrevoit des hommes heureux et rayonnants. Celui-ci, c’est un ambassadeur ; l’ambassadeur le regarde et lui dit : Réussis. Celui-ci, c’est un évêque ; l’évêque le regarde et lui dit : Réussis. Celui-ci, c’est un juge ; le juge le regarde et lui sourit, et lui dit : Réussis.

Ainsi, échapper aux gendarmes, voilà désormais toute la loi morale. Voler, piller, poignarder, assassiner, ce n’est mal que si on a la bêtise de se laisser prendre. Tout homme qui médite un crime a une constitution à violer, un serment à enfreindre, un obstacle à détruire. En un mot, prenez bien vos mesures. Soyez habiles. Réussissez. Il n’y a d’actions coupables que les coups manqués.

Vous mettez la main dans la poche d’un passant, le soir, à la nuit tombante, dans un lieu désert ; il vous saisit ; vous lâchez prise ; il vous arrête et vous mène au poste. Vous êtes coupable ; aux galères ! Vous ne lâchez pas prise, vous avez un couteau sur vous, vous l’enfoncez dans la gorge de l’homme ; il tombe ; le voilà mort ; maintenant prenez-lui sa bourse et allez-vous-en. Bravo ! c’est une chose bien faite. Vous avez fermé la bouche à la victime, au seul témoin qui pouvait parler. On n’a rien à vous dire.

Si vous n’aviez fait que voler l’homme, vous auriez tort ; tuez-le, vous avez raison.

Réussissez, tout est là.

Ah ! ceci est redoutable.

Le jour où la conscience humaine se déconcerterait, le jour où le succès aurait raison devant elle, tout serait dit. La dernière lueur morale remonterait au ciel. Il ferait nuit dans l’intérieur de l’homme. Vous n’auriez plus qu’à vous dévorer entre vous, bêtes féroces !

À la dégradation morale se joint la dégradation politique. M. Bonaparte traite les gens de France en pays conquis. Il efface les inscriptions républicaines ; il coupe les arbres de la liberté et en fait des fagots. Il y avait, place Bourgogne, une statue de la République ; il y met la pioche ; il y avait sur les monnaies une figure de la République couronnée d’épis ; M. Bonaparte la remplace par le profil de M. Bonaparte. Il fait couronner et haranguer son buste dans les marchés comme le bailli Gessler faisait saluer son bonnet. Ces manants des faubourgs avaient l’habitude de chanter en chœur, le soir, en revenant du travail ; ils chantaient les grands chants républicains, la Marseillaise, le Chant du départ ; injonction de se taire, le faubourien ne chantera plus, il y a amnistie seulement pour les obscénités et les chansons d’ivrogne. Le triomphe est tel qu’on ne se gêne plus. Hier on se cachait encore, on fusillait la nuit ; c’était de l’horreur, mais c’était aussi de la pudeur ; c’était un reste de respect pour le peuple ; on semblait supposer qu’il était encore assez vivant pour se révolter s’il voyait de telles choses. Aujourd’hui on se montre, on ne craint plus rien, on guillotine en plein jour. Qui guillotine-t-on ? Qui ? Les hommes de la loi, et la justice est là. Qui ? Les hommes du peuple, et le peuple est là ! Ce n’est pas tout. Il y a un homme en Europe qui fait horreur à l’Europe ; cet homme a mis à sac la Lombardie, il a dressé les potences de la Hongrie, il a fait fouetter une femme sous le gibet où pendaient, étranglés, son fils et son mari ; on se rappelle encore la lettre terrible où cette femme raconte le fait et dit : Mon cœur est devenu de pierre. L’an dernier cet homme eut l’idée de visiter l’Angleterre en touriste, et, étant à Londres, il lui prit la fantaisie d’entrer dans une brasserie, la brasserie Barclay et Perkins. Là il fut reconnu ; une voix murmura : C’est Haynau ! – C’est Haynau ! répétèrent les ouvriers. – Ce fut un cri effrayant ; la foule se rua sur le misérable, lui arracha à poignée ses infâmes cheveux blancs, lui cracha au visage, et le jeta dehors. Eh bien, ce vieux bandit à épaulettes, ce Haynau, cet homme qui porte encore sur sa joue l’immense soufflet du peuple anglais, on annonce que « monseigneur le prince-président l’invite à visiter la France ». C’est juste ; Londres lui a fait une avanie, Paris lui doit une ovation. C’est une réparation. Soit. Nous assisterons à cela. Haynau a recueilli des malédictions et des huées à la brasserie Perkins ; il ira chercher des fleurs à la brasserie Saint-Antoine. Le faubourg Saint-Antoine recevra l’ordre d’être sage. Le faubourg Saint-Antoine, muet, immobile, impassible, verra passer, triomphants et causant comme deux amis, dans ces vieilles rues révolutionnaires, l’un en uniforme français, l’autre en uniforme autrichien, Louis Bonaparte, le tueur du boulevard, donnant le bras à Haynau, le fouetteur de femmes… – Va, continue, affront sur affront, défigure cette France tombée à la renverse sur le pavé ! rends-la méconnaissable ! écrase la face du peuple à coups de talon !

Oh ! inspirez-moi, cherchez-moi, donnez-moi, inventez-moi un moyen, quel qu’il soit, au poignard près, dont je ne veux pas, – un Brutus à cet homme ! fi donc ! il ne mérite même pas Louvel ! – trouvez-moi un moyen quelconque de jeter bas cet homme et de délivrer ma patrie ! de jeter bas cet homme ! cet homme de ruse, cet homme de mensonge, cet homme de succès, cet homme de malheur ! Un moyen, le premier venu, plume, épée, pavé, émeute, par le peuple, par le soldat ; oui, quel qu’il soit, pourvu qu’il soit loyal et au grand jour, je le prends, nous le prenons tous, nous, proscrits, s’il peut rétablir la liberté, délivrer la République, relever notre pays de la honte, et faire rentrer dans sa poussière, dans son oubli, dans son cloaque, ce ruffian impérial, ce prince vide-gousset, ce bohémien des rois, ce traître, ce maître, cet écuyer de Franconi ! ce gouvernant radieux, inébranlable, satisfait, couronné de son crime heureux, qui va et vient et se promène paisiblement à travers Paris frémissant, et qui a tout pour lui, tout, la Bourse, la boutique, la magistrature, toutes les influences, toutes les cautions, toutes les invocations, depuis le Nom de Dieu du soldat jusqu’au Te Deum du prêtre !

Vraiment, quand on a fixé trop longtemps son regard sur de certains côtés de ce spectacle, il y a des heures où une sorte de vertige prendrait les plus fermes esprits.

Mais au moins se rend-il justice, ce Bonaparte ? A-t-il une lueur, une idée, un soupçon, une perception quelconque de son infamie ? Réellement, on est réduit à en douter.

Oui, quelquefois, aux paroles superbes qui lui échappent, à le voir adresser d’incroyables appels à la postérité, à cette postérité qui frémira d’horreur et de colère devant lui, à l’entendre parler avec aplomb de sa « légitimité » et de sa « mission », on serait presque tenté de croire qu’il en est venu à se prendre lui-même en haute considération et que la tête lui a tourné au point qu’il ne s’aperçoit plus de ce qu’il est ni de ce qu’il fait.

Il croit à l’adhésion des prolétaires, il croit à la bonne volonté des rois, il croit à la fête des aigles, il croit aux harangues du conseil d’État, il croit aux bénédictions des évêques, il croit au serment qu’il s’est fait jurer, il croit aux sept millions cinq cent mille voix !

Il parle à cette heure, se sentant en humeur d’Auguste, d’amnistier les proscrits. L’usurpation amnistiant le droit ! la trahison amnistiant l’honneur ! la lâcheté amnistiant le courage ! le crime amnistiant la vertu ! Il est à ce point abruti par son succès, qu’il trouve cela tout simple. Bizarre effet d’enivrement ! illusion d’optique ! il voit dorée, splendide et rayonnante cette chose du 14 janvier, cette constitution souillée de boue, tachée de sang, ornée de chaînes, traînée au milieu des huées de l’Europe par la police, le sénat, le corps législatif, et le conseil d’État ferrés à neuf ! Il prend pour un char de triomphe et veut faire passer sous l’arc de l’Étoile cette claie sur laquelle, debout, hideux, et le fouet à la main, il promène le cadavre sanglant de la République !

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