II

De toute agglomération d’hommes, de toute cité, de toute nation, il se dégage fatalement une force collective.

Mettez cette force collective au service de la liberté, faites-la régir par le suffrage universel, la cité devient commune, la nation devient république.

Cette force collective n’est pas, de sa nature, intelligente. Étant à tous, elle n’est à personne ; elle flotte pour ainsi dire en dehors du peuple.

Jusqu’au jour où, selon la vraie formule sociale qui est : – le moins de gouvernement possible, – cette force pourra être réduite à ne plus être qu’une police de la rue et du chemin, pavant les routes, allumant les réverbères et surveillant les malfaiteurs, jusqu’à ce jour-là, cette force collective, étant à la merci de beaucoup de hasards et d’ambitions, a besoin d’être gardée et défendue par des institutions jalouses, clairvoyantes, bien armées.

Elle peut être asservie par la tradition ; elle peut être surprise par la ruse.

Un homme peut se jeter dessus, la saisir, la brider, la dompter et la faire marcher sur les citoyens.

Le tyran est cet homme qui, sorti de la tradition comme Nicolas de Russie, ou de la ruse comme Louis Bonaparte, s’empare à son profit et dispose à son gré de la force collective d’un peuple.

Cet homme-là, s’il est de naissance ce qu’est Nicolas, c’est l’ennemi social ; s’il a fait ce qu’a fait Louis Bonaparte, c’est le voleur public.

Le premier n’a rien à démêler avec la justice régulière et légale, avec les articles des codes. Il a derrière lui, l’épiant et le guettant, la haine au cœur et la vengeance à la main, dans son palais Orloff et dans son peuple Mouravieff, il peut être assassiné par quelqu’un de son armée ou empoisonné par quelqu’un de sa famille ; il court la chance des conspirations de casernes, des révoltes de régiments, des sociétés militaires secrètes, des complots domestiques, des maladies brusques et obscures, des coups terribles, des grandes catastrophes. Le second doit tout simplement aller à Poissy.

Le premier a ce qu’il faut pour mourir dans la pourpre et pour finir pompeusement et royalement comme finissent les monarchies et les tragédies. Le second doit vivre ; vivre entre quatre murs derrière des grilles qui le laissent voir au peuple, balayant des cours, faisant des brosses de crin ou des chaussons de lisière, vidant des baquets, avec un bonnet vert sur la tête, et des sabots aux pieds, et de la paille dans ses sabots.

Ah ! meneurs de vieux partis, hommes de l’absolutisme, en France vous avez voté en masse dans les 7,500,000 voix, hors de France vous avez applaudi, et vous avez pris ce Cartouche pour le héros de l’ordre. Il est assez féroce pour cela, j’en conviens ; mais regardez la taille. Ne soyez pas ingrats pour vos vrais colosses. Vous avez destitué trop vite vos Haynau et vos Radetzky. Méditez surtout ce rapprochement qui s’offre si naturellement à l’esprit. Qu’est-ce que c’est que ce Mandrin de Lilliput près de Nicolas, czar et césar, empereur et pape, pouvoir mi-parti bible et knout, qui damne et condamne, commande l’exercice à huit cent mille soldats et à deux cent mille prêtres, tient dans sa main droite les clefs du paradis et dans sa main gauche les clefs de la Sibérie, et possède comme sa chose soixante millions d’hommes, les âmes comme s’il était Dieu, les corps comme s’il était la tombe !

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