IV

« Il y avait un quart d’heure environ que la troupe tiraillait et que la barricade ripostait sans qu’il y eût un blessé de part ni d’autre, quand tout à coup, comme par une commotion électrique, un mouvement extraordinaire et terrible se fit dans l’infanterie d’abord, puis dans la cavalerie. La troupe changea subitement de front.

« Les historiographes du coup d’État ont raconté qu’un coup de feu, dirigé contre les soldats, était parti de la fenêtre restée ouverte au coin de la rue du Sentier. D’autres ont dit du faîte de la maison qui fait l’angle de la rue Notre-Dame-de-Recouvrance et de la rue Poissonnière. Selon d’autres, le coup serait un coup de pistolet et aurait été tiré du toit de la haute maison qui marque le coin de la rue Mazagran. Ce coup est contesté, mais ce qui est incontestable, c’est que pour avoir tiré ce coup de pistolet problématique, qui n’est peut-être autre chose qu’une porte fermée avec bruit, un dentiste habitant la maison voisine a été fusillé. En somme, un coup de pistolet ou de fusil venant d’une des maisons du boulevard a-t-il été entendu ? est-ce vrai ? est-ce faux ? une foule de témoins nient.

« Si le coup de feu a été tiré, il reste à éclaircir une question : a-t-il été une cause ? ou a-t-il été un signal ?

« Quoi qu’il en soit, subitement, comme nous venons de le dire, la cavalerie, l’infanterie, l’artillerie, firent front à la foule massée sur les trottoirs, et, sans qu’on put deviner pourquoi, brusquement, sans motif, « sans sommation », comme l’avaient déclaré les infâmes affiches du matin, du Gymnase jusqu’aux Bains chinois, c’est-à-dire dans toute la longueur du boulevard le plus riche, le plus vivant et le plus joyeux de Paris, une tuerie commença.

« L’armée se mit à fusiller le peuple à bout portant.

« Ce fut un moment sinistre et inexprimable ; les cris, les bras levés au ciel, la surprise, l’épouvante, la foule fuyant dans toutes les directions, une grêle de balles pleuvant et remontant depuis les pavés jusqu’aux toits, en une minute les morts jonchant la chaussée, des jeunes gens tombant le cigare à la bouche, des femmes en robes de velours tuées roides par les biscaïens, deux libraires arquebusés au seuil de leurs boutiques sans avoir su ce qu’on leur voulait, des coups de fusil tirés par les soupiraux des caves et y tuant n’importe qui, le bazar criblé d’obus et de boulets, l’hôtel Sallandrouze bombardé, la Maison d’Or mitraillée, Tortoni pris d’assaut, des centaines de cadavres sur le boulevard, un ruisseau de sang rue de Richelieu.

« Qu’il soit encore ici permis au narrateur de s’interrompre.

« En présence de ces faits sans nom, moi qui écris ces lignes, je le déclare, je suis un greffier, j’enregistre le crime ; j’appelle la cause. Là est toute ma fonction. Je cite Louis Bonaparte, je cite Saint-Arnaud, Maupas, Morny, Magnan, Carrelet, Canrobert, Reybell, ses complices ; je cite les autres encore dont on retrouvera ailleurs les noms ; je cite les bourreaux, les meurtriers, les témoins, les victimes, les canons chauds, les sabres fumants, l’ivresse des soldats, le deuil des familles, les mourants, les morts, l’horreur, le sang et les larmes à la barre du monde civilisé.

« Le narrateur seul, quel qu’il fût, on ne le croirait pas. Donnons donc la parole aux faits vivants, aux faits saignants. Écoutons les témoignages.

Share on Twitter Share on Facebook